Acid Arab: « la musique orientale, pas juste un gimmick ou une jolie tapisserie »

Hervé Carvalho et Guido Minisky, les deux fondateurs d'Acid Arab. © PIERRE-EMMANUEL RASTOIN
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Mélanger techno et musiques arabes: c’est le menu épicé des Parisiens d’Acid Arab, concrétisé aujourd’hui avec un tout premier album. Rave d’Orient.

Nul ne l’a mieux dit que (George) Clinton: « One nation under a groove ». Tous unis sous la même boule à facettes, ou quelque chose comme ça. C’est encore plus vrai depuis qu’Internet a fait tomber, au moins virtuellement, les dernières frontières. Avec les années 2000, les beats n’ont plus cessé de filer d’un continent à l’autre, avec l’électronique comme esperanto. Kuduro angolais, baile funk brésilien, cumbia digitale, kwaito sud-africain… Pareil pour les musiques arabes. En 2013, personne ne s’étonna de voir, par exemple, le bidouilleur anglais Four Tet prendre en charge la production du premier véritable album studio du Syrien Omar Souleyman -jusque-là, les disques du chanteur se limitaient à des live, enregistrés lors de fêtes de mariage…

Nicolas Borne, Pierrot Casavona, Hervé Carvalho et Guido Minisky
Nicolas Borne, Pierrot Casavona, Hervé Carvalho et Guido Minisky© PIERRE-EMMANUEL RASTOIN

Autre cas: celui d’Acid Arab. Lancé en 2012 sous la forme d’un duo de DJ, le projet parisien s’est notamment nourri d’échanges sur des groupes Facebook. Il sort aujourd’hui un premier véritable album, Musique de France, qui confirme autant qu’il élargit la formule de départ: celle qui entend mélanger électronique et musiques arabes. Mais encore? Un morceau vaut parfois mieux qu’un long discours. Sarayat 303, par exemple, le single actuel. Sur un beat monomaniaque, des zorna, sorte de hautbois du Maghreb, couinent avec insistance avant de muter en lignes acid house (le 303 du titre faisant autant référence à la voiture -« sarayat » en arabe, sauf erreur-, qu’au mythique synthé-séquenceur Roland TB 303). Un peu comme si le dance-floor de la Factory s’était planté au beau milieu de la place Jemaa el-Fna…

Magic Djerba

Pour en parler, on retrouve Guido Minisky et Hervé Carvalho au studio Shelter, dans le 10e arrondissement, à Paris. C’est là qu’ils ont enregistré l’album. Pierrot Casanova et Nicolas Borne, les deux autres membres de ce qui est devenu un groupe, sont également dans le coin. Mais ce sont bien les deux fondateurs d’Acid Arab qui tiennent le crachoir.

C’est en 2012 que naît véritablement le projet Acid Arab. Le duo est alors invité à jouer au festival Pop In Djerba, en Tunisie. Minisky: « Il y a eu une sorte de « ping-pong » musical entre DJ, avec Nicolas Villebrun (du groupe Poni Hoax, NDLR), Gilb’r (du label Versatile, NDLR), Hervé et moi. C’est ce soir-là que, pour la première fois, on a commencéà tourner autour de ce qui allait devenir Acid Arab. Soit un mélange de trucs orientaux, d’acid house et de techno. C’est arrivé complètement par hasard, en fonction des disques que chacun avait ramenés. » Hervé Carvalho prolonge: « Au-delà de cette soirée, on a passé une semaine dingue. En cherchant des disques, on est tombés sur des gens exceptionnels. Comme ce mec qui a monté un conservatoire de musique, sur Djerba (Slim Gouja, auquel Acid Arab rend hommage avec le titre Sidi Gouja, NDLR). Il s’est lancé dans l’écriture d’un solfège oriental. C’est son projet de vie. On a passé avec lui un après-midi, qui nous a complètement ouvert la tête. Bref, quand on est rentrés, on n’avait qu’une envie: prolonger ça. »

De retour à Paris, ils lancent le concept des soirées Acid Arab chez Moune, le club dans lequel ils sont alors résidents, à Pigalle. La formule prend tout de suite. Suivent rapidement une série de remix, des EP (regroupés en partie dans le disque Collection, en 2014). Les demandes de DJ sets affluent aussi d’un peu partout. D’Europe, mais aussi des pays du Maghreb et au-delà. Hervé Carvalho: « Je me souviens notamment du Caire, qui était l’une de nos premières vraies dates au Moyen-Orient. À l’affiche, il y avait également Figo, une star du mahraganat(mélange de chaabi, musique populaire égyptienne, et d’électro, NDLR). Il y avait la grande foule.Les mecs ont compris tout de suite. Au bout du deuxième disque, c’était la fête. »

Comment présenter leur musique? Avec le temps, les Français ont appris à faire attention. Ou en tout cas à clarifier les choses: il ne s’agit ici ni d’un « collage » ni d’une « fusion », encore moins d’une « appropriation ». Une manière de se prémunir d’un procès en néocolonialisme culturel, comme certains en ont parfois fait les frais (au hasard, le producteur américain Diplo). Guido Minisky: « Au début, on a pu faire des erreurs, parce qu’on était naïfs. Certains nous ont bashés sur le Net. C’est le jeu, on est vite passés à autre chose. Mais, à côté de cela, il y a des cas plus intéressants. Comme celui de ce chanteur égyptien, qui a commencé par nous prendre de haut, de façon très violente. Quelqu’un dont on était fans en plus… Quelques mois plus tard, il a revu son jugement. Il avait écouté et compris que ce n’était pas le business d’Européens venus piquer une musique, mettre un beat dessus et se faire un maximum de thunes. Depuis, on s’est croisés dans plusieurs événements, on s’entend bien. » Hervé Carvalho rebondit: « On n’utilise pas cette musique orientale comme un gimmick, comme une jolie tapisserie. On essaie vraiment de creuser, d’aller au fond des choses, de trouver l’essence de certaines rythmiques, de certaines sonorités. Il n’y a rien de superficiel dans notre démarche. En gros, on n’est pas dans le joli, on est dans le radical. »

Sono mondiale

Acid Arab:

Musicalement, s’entend. Pour le reste, le binôme prend soin de botter en touche. Même si s’appeler Acid Arab, en France, en 2016, à l’heure des crispations communautaires post-attentats, peut éventuellement occasionner quelques incompréhensions… Comment ont-ils vécu par exemple ces derniers mois? Minisky: « Cela n’a aucun rapport avec ce qu’on fait. » On n’en doutait pas, mais… Carvalho dans la foulée: « Il n’y a même aucun rapport entre la culture arabe et ce qui se passe dans l’actualité. Si on veut parler d’appropriation, pour le coup, ce sont eux (les terroristes, NDLR) qui s’approprient une culture, bien plus que nous. Avec Acid Arab, on ne touche à rien qui soit politique ou religieux. Comme disait Thierry Lhermitte, cela ne nous intéresse pas… » (sourire).

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

N’empêche. Vous avez beau ne pas la chercher, parfois l’actualité vous rattrape. Le clin d’oeil du jour est signé Nicolas Sarkozy. La veille de l’interview, l’ex-président a en effet insisté: « Dès que vous devenez Français, vos ancêtres sont Gaulois ». La réponse d’Acid Arab est très simple. Elle tient dans le titre même de son premier album: Musique de France. « C’est clairement une manière de dire que la culture arabo-musulmane fait partie de la culture française, depuis plusieurs décennies. Il faut ouvrir les yeux là-dessus. » Et Acid Arab de rappeler le cosmopolitisme d’une ville comme Paris, longtemps vue comme la capitale de la « sono mondiale »: « le terme est plus joli que world music ». C’est au début des années 80 que l’expression est née, inventée par Jean-François Bizot, patron du magazine Actuel (« le Citizen Kane de la presse underground », dixit Libération), et fondateur de Radio Nova(1), l’une des premières à diffuser du raï ou à embrayer sur la révolution rap. À bien des égards, Acid Arab est un héritier de cet esprit-là: défricheur, frondeur, hédoniste aussi.

À l’époque, par exemple, un groupe composé de Beurs, appelé Carte de séjour, se permettait une reprise arabisante du Douce France de Trénet. Le chanteur s’appelait Rachid Taha. On le retrouve aujourd’hui, aux côtés d’autres invités (le Syrien Rizan Said, le Turc Cem Yildiz ou le trio yéménite A-WA), au générique de Musique de France. « C’est marrant, parce qu’à chaque fois qu’on parle du titre de l’album, on pense que c’est une référence à Carte de séjour. Ce n’est pas voulu, mais ce n’est pas grave, ça nous va. » (sourire)

À vrai dire, il ne faut pas gratter bien loin pour multiplier les parallèles entre 2016 et les eighties -périodes aussi anxiogènes l’une que l’autre, traversées par le même genre de tensions. Mais aussi par la même soif de nouveaux horizons. Il y a 30 ans, cela a donné par exemple des disques comme ceux d’Hector Zazou, croisant déjà électronique et musique africaine. En 1983, son emblématique album Noir et Blanc était publié sur l’enseigne belge Crammed. Aujourd’hui, c’est encore sur Crammed que sort Musique de France. Guido Minisky: « C’est un label qu’on adore depuis très longtemps, avant même d’imaginer qu’on puisse s’y retrouver un jour. Il a sorti une série de disques qui nous ont terriblement influencés. » On devine aussi que Musique de France s’est aussi pas mal nourri aux beats noirs de noir de l’électronique des débuts. Ceux issus de la techno, de la house. Mais aussi ceux de la new wave, de l’EBM, de la musique industrielle -un poster du groupe Throbbing Gristle est accroché au mur du studio- ou encore de la new beat (« on n’est pas dupes de l’importance de la culture électronique belge », glisse Minisky).

Au final, la manoeuvre permet d’enraciner un peu plus la démarche d’Acid Arab, loin de toute gaudriole arabisante, façon Club Med à Agadir. « La musique que l’on fait, ce n’est pas de l’exotisme. Ce n’est pas qu’un appel au voyage. C’est aussi notre quotidien en France. » Comme dirait le rappeur, c’est « la musique de chez nous ».

(1) ON A BEAUCOUP PENSÉ, EN ÉCRIVANT CET ARTICLE, À FADIA DIMERDJI. PIONNIÈRE DES RADIOS LIBRES, PILIER DE RADIO NOVA, LA JOURNALISTE S’EST ÉTEINTE LE 9 AOÛT DERNIER, À PARIS, À L’ÂGE DE 63 ANS. ON NE L’AVAIT RENCONTRÉE QU’UNE SEULE FOIS, IL Y A CINQ ANS D’ICI -LE TEMPS D’UNE LONGUE INTERVIEW COMPLÈTEMENT IMPROVISÉE. MAIS SON ÉNERGIE, SA CURIOSITÉ, SON AUDACE, SON ESPRIT MILITANT (IL Y A QUELQUES MOIS ENCORE, ELLE PARTICIPAIT À L’INSTALLATION À LA FRONTIÈRE TURQUE D’UNE RADIO DESTINÉE À SOUTENIR LES REBELLES SYRIENS) ÉTAIENT TELS QU’ELLE NE POUVAIT QUE LAISSER UNE IMPRESSION DURABLE. « FADIA A FAIT PARTAGER TOUTE UNE VIE D’OUVERTURE AU MONDE, DE RÉBELLION FÉMINISTE ET DE JOIES HÉDONISTES », PEUT-ON ENCORE LIRE SUR LE SITE DE NOVA. MERCI ENCORE POUR CELA.

Acid Arab, Musique de France. Distribué par Crammed. ****

Orient Express

Holger Czukay – Persian Love (1979)

Acid Arab:

Pionnier de l’électronique au sein de Can, l’Allemand Holger Czukay sort un premier album solo, en 1979. Court, Movies ne compte que quatre titres. Persian Love ouvre la face B, samplant des chants farsi extraits de films iraniens. Il préfigure le genre d’exercice que systématiseront Brian Eno et David Byrne sur le fameux My Life In the Bush of Ghosts.

Cabaret Voltaire – Yashar (1982)

Acid Arab:

Avec Yashar, le groupe culte de Sheffield délaisse les terrains les plus expérimentaux pour se rapprocher de plus en plus franchement du dancefloor. Il le fait en donnant des inflexions orientalisantes à son funk industriel. Résultat: un classique new wave qui a trusté notamment la piste de l’AB anversoise, temple des nuits pré-new beat.

Ofra Haza – Im Nin’ Alu (1988)

Acid Arab:

C’est avec le remix de Im Nin’Alu, poème hébreu du XVIIe siècle, que la chanteuse israélienne Ofra Haza trouve le chemin des hit-parades un peu partout en Europe et aux États-Unis. Un exploit pour un morceau chanté dans une langue « non occidentale ». Par la suite, le tube sera allègrement samplé par Coldcut pour son tout aussi fameux remix de Paid in Full, du duo rap Eric B. & Rakim.

Lennie De Ice – We are I.E. (1991)

Acid Arab:

Le disque est souvent considéré comme le tout premier exemple de morceau jungle. Le fameux Amen break joué en accéléré, typique du genre, est en effet de la partie. Quant au gimmick qui donne son titre au classique de Lennie De Ice, il est tiré de N’sel Fik, une des chansons phares du répertoire raï du duo-couple algérien, formé par Chaba Fadela et Cheb Sahraoui.

Chemical Brothers – Galvanize (2006)

Acid Arab:

La vague big beat anglaise a souvent fouiné dans les musiques orientales. Exemple avec le Galvanize de Chemical Brothers. À la manière des productions rap US (elles aussi, très friandes de l’exercice -voir le Big Pimpin’ de Jay-Z pour n’en citer qu’un), les frères chimiques construisent leur morceau autour des violons de Hadi Kedba Bayna, de la Marocaine Najat Aatabou.

Gan Gah – Chaâbitronics EP (2016)

Acid Arab:

Un dernier exemple pour la route? Né du côté d’Agadir, le jeune Gan Gah est basé aujourd’hui à Bruxelles. Signé sur le label Lowup, on a pu le voir cet été aussi bien au festival de Dour qu’au Sfinx, à Anvers. À ses racines marocaines (la musique gnawa, les rythmes berbères traditionnels), il ajoute son amour pour la musique électronique. Moroccan bass!

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content