À la ligne: notre interview croisée de Joseph Ponthus et Michel Cloup

Michel Cloup (à gauche) et Joseph Ponthus tapent un boeuf... © Guillaume Kerjean
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Quelque 100.000 exemplaires vendus, huit traductions, une dizaine de prix littéraires… Le livre À la ligne de Joseph Ponthus, qui raconte le travail à la chaîne et à l’usine, est désormais aussi un disque du Michel Cloup Duo et de Pascal Bouaziz. Claque ouvrière…

Mise à jour 05/11/21: L’adaptation scénique du livre de Joseph Ponthus passe par la Belgique ce 17 novembre au Delta, à Namur. Infos: www.ledelta.be

Mise à jour 24/02/21: Nous apprenons avec grande tristesse le décès de Joseph Ponthus, à l’âge de 42 ans, à l’issue d’un combat acharné contre le cancer.

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Son bouquin se terminait sur un cancer. Celui de sa maman. Joseph Ponthus est chez lui. Tuyau dans le nez. Crabe généralisé. « Même si j’ai l’impression que mon corps est sain, c’est le foutoir à l’intérieur. » L’écrivain a, malgré la fatigue, accepté de parler de À la ligne, feuillets d’usine, son livre coup de poing sur le travail à la chaîne qu’il a vécu par obligation dans une conserverie de poisson et un abattoir breton. Un bouquin sans ponctuation, dur, fluide et poétique, formidablement mis en musique par Michel Cloup (ex-Diabologum), Pascal Bouaziz (Mendelson, Bruit Noir) et Julien Rufié (Michel Cloup Duo). Entretien croisé.

Le point de départ de À la ligne, c’est un déménagement en Bretagne…

Joseph Ponthus: J’étais contractuel de la fonction publique. Un statut assez bâtard mais un peu sympathique. J’aurais pu terminer ma vie là-bas pépère jusqu’à la retraite. Je n’avais pas 40 ans. Une Bretonne m’a proposé de la rejoindre et de l’épouser. Je n’ai pas hésité longtemps. J’ai tout lâché en deux mois. À l’époque, je pensais trouver un boulot assez rapidement. Avec mon parcours, mon CV, tout devait bien se passer. Mais comme j’étais démissionnaire, je n’ai pas eu droit au chômage. Christelle avait un peu de sous pour m’aider au début. J’essayais de trouver du taf dans mon secteur d’activité. Mais à un moment -et c’est là que commence le bouquin-, elle me dit: « Tu te sors les doigts du cul. On n’a qu’un salaire de 1.400 balles pour deux. Tu prends le premier truc que tu trouves. » Le lendemain, six heures à la crevette. La baffe dans la gueule.

À quel moment tu te mets à écrire?

Joseph Ponthus: Au départ, je pense rester trois mois en intérim. Le temps de rebondir. Et j’écris parce que ce que je vois et vis est invraisemblable. C’est Les Temps modernes de Chaplin… La cadence effrénée, l’impression de te faire bouffer par la machine. Je me dis que ça fera une petite nouvelle. Un truc publié dans une revue coco anar. J’essaie de recréer, en écrivant, le rythme de la machine et de l’effort. Et pour ça, je ne peux que revenir à la ligne. Parce que la machine, elle avance vite. Un coup, elle s’arrête. Un coup, elle se bloque. Un coup, c’est la folie furieuse et tout part en couille. Je voulais coller au plus vrai de la réalité de ce que je crois être le travail à l’usine. Parce que je ne m’érige pas en porte-parole. Je suis un ouvrier comme tous les autres.

Tu y as travaillé toi, Michel, à l’usine?

Michel Cloup: C’est un milieu que j’ai connu ado, l’été. Je remercie mes parents de m’avoir obligé à faire ces boulots de merde. Bien moins pénibles que ce que raconte le livre, ils m’ont fait prendre conscience très tôt de ce qu’était le monde du travail. Ce qui m’a touché énormément, c’est le fait que Joseph fasse le parcours à l’envers. Il se met à bosser dans ces secteurs ultra pénibles à 40 ans. Or, quand tu es dans la musique comme je le suis, tu as toujours un peu ce couperet au-dessus de la tête.

Joseph Ponthus
Joseph Ponthus© Philippe MATSAS/Opale

Tu as découvert le livre comment?

Michel Cloup: Un ami me l’a recommandé. Mon tourneur/producteur m’avait proposé d’adapter un bouquin en musique. Plutôt en mode lecture musicale au départ. J’avais pensé à Annie Ernaux mais je voulais quelque chose d’aujourd’hui. Je galérais. Les bouquins me tombaient un peu des mains. À la ligne a été un choc. Je l’ai pris dans la gueule dès les premières pages. La forme, la musicalité, le rythme… Je savais que ce serait celui-là. On a ressenti, Pascal Bouaziz et moi, une vraie proximité avec notre travail. Dans la manière d’écrire aussi. Sa fausse simplicité. Ce qui m’a également touché et justifiait encore un peu plus cette adaptation, c’était le rapport à la musique. Elle est importante pour Joseph. Mais également dans l’usine, où elle fait du bien, permet de penser à autre chose et aide à tenir le coup.

Tu viens d’où, Joseph, musicalement?

Joseph Ponthus: Brel, Barbara, Ferré, Brassens… En rock, je dirais Tom Waits, les Pixies, Sonic Youth… Quand j’entre en prépa littéraire, on se file les cassettes de Lenoir. Tu écoutes les Tindersticks, Pavement, Crass… Et tu te dis que t’as le droit d’écrire et de chanter comme ça en France. T’as pas besoin de longues phrases à la Thiéfaine avec des mots interminables pour faire de la poésie. La musique a toujours été importante pour moi. Mais il y a un vrai parti pris éditorial et littéraire de ne citer que du français dans le bouquin. Du français populaire. Pas trop underground. Les copains à l’usine, ils chantent pas du Diabologum. J’aurais bien aimé, mais c’est pas le cas.

Elle est fort présente la musique dans l’usine?

Joseph Ponthus: Tu n’as pas le droit d’avoir un casque pour en écouter. Même si t’avais le droit, personne ne le ferait tellement c’est dangereux. C’est grâce aux bruits que tu repères quand quelque chose fonctionne ou pas. Par contre, quand tout roule, ça peut hurler Les lacs du Connemara… Et là, tu as intérêt à te chanter un truc. Parce que si tu as ça en tête pendant toute la journée, t’es baisé.

Michel Cloup: La première fois qu’on a vu Joseph, il nous a dit: « Il y a le bruit des machines, le rythme de boulot et ces moments entre les deux où tu peux t’évader. » Ça explique cet empilement de musiques sur l’album, ces choses très différentes. Ce contraste, carrément ce gouffre, entre À l’abattoir et Penser à autre chose. Il y a des moments de respiration plus ou moins lumineux. Ça a beaucoup joué dans la construction musicale. On se fait fracasser la gueule et on n’existe que par les petits moments, les espaces entre…

Joseph Ponthus: C’est pour ça que je bassine avec Trenet. Quand tu arrives à 4 heures du matin, tu vois le nombre de frigos, de carcasses et de palettes, tu n’as qu’une envie, c’est de rentrer chez toi. De te tirer une balle. Ou comme certains le font de s’égorger ou de se mettre le pied dans une machine… Si tu te chantes Nantes de Barbara, tu ne tiendras pas le coup. Par contre, avec Y a d’la joie de Trenet, tu vas peut-être trouver une raison d’y croire. C’est aussi tout le génie de Chaplin. À chaque fois qu’il est confronté à un moment de crise, il va se mettre à danser. Le petit pas de côté qui lui évite de tomber dans le précipice. Ça revient à dire qu’il n’y a que la poésie, la chanson, la littérature, l’art, qui te permettent de ne pas sombrer dans ces moments-là.

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Comment avez-vous construit le disque?

Michel Cloup: Je voulais garder la trame narrative du livre et proposer un objet non identifié entre lecture et chanson. Trouver une forme hybride. Comme le bouquin. Quand je l’ai commencé, dès le premier chapitre, j’ai entendu des refrains… Après, on est sur un format audio. Il fallait tailler dans la viande, dégraisser. On ne tient pas les gens pendant quatre heures sur un concert ou sur un disque. Musicalement, on part sur des choses très rock, d’autres plus expérimentales, d’autres carrément électroniques. Je voulais être représentatif du livre dans sa richesse. En termes d’émotion, de forme. C’en est une lecture personnelle.

Joseph, tu déclarais déjà que l’usine avait retiré le gras de ton écriture…

Joseph Ponthus: Un copain a adoré et m’a proposé d’envoyer une copie à sa maison d’édition. J’étais encore en poste à l’abattoir. Ce n’était que des textes. Et des bons textes, ça ne fait pas un bon livre. Il faut un début, un milieu, une fin, des personnages récurrents, une princesse, un chevalier. Je suis arrivé avec 600 pages. Ce n’était que de l’usine. Il a fallu en retirer les trois quarts. Ça ne laissait aucune respiration. On ne faisait que bouffer de la machine. Michel aurait au mieux joué dans un garage autogéré à Berlin devant quinze personnes.

Tu l’as fait lire aux collègues?

Joseph Ponthus: Oui. Dès la signature du contrat. Je leur ai proposé un apéro un vendredi midi. À la fin de la semaine. Parce qu’à l’usine, ça se mesure en semaine. T’attends qu’une seule chose, c’est le week-end. T’attends pas la fin de la journée, du mois, de l’année, mais la fin de la semaine. À chaque fois que tu dis « J’ai une bonne nouvelle« , les gens te répondent: « Ah, t’as trouvé un vrai boulot? » Comme si l’usine, c’était pas le plus vrai boulot de l’humanité… Ça se passe à la terrasse d’un bar PMU. Je leur dis que je vais sortir un livre . « Ah. Sur quoi? » « Sur l’usine. » « Il y a rien à raconter. C’est tout le temps la même chose. » « Ben ouais, mais il y a des passages qui parlent de vous. Est-ce que je peux vous les lire pour savoir si je peux les garder? » Je ne voulais pas les mettre en position difficile par rapport aux chefs ou que sais-je. Le premier truc que me dit Brendan, qui a perdu un doigt, c’est: « Surtout, tu gardes mon prénom. » Ils sont fiers. Mais il faut retourner au boulot le lundi. Et c’est pas parce que j’ai écrit un bouquin que je dois pousser moins de carcasses. Ça dure six mois. J’envoie des exemplaires à l’agence d’intérim et à la direction de l’abattoir. Quinze jours plus tard, mes chefs me disent que mon contrat n’est pas renouvelé.

À la ligne, concert d'usine.
À la ligne, concert d’usine.© Ray Flex

Quand on parle rock et milieu ouvrier, il y a des albums et artistes qui vous viennent à l’esprit?

Michel Cloup: The Fall et plein d’autres. Mais il faut se méfier des imposteurs.

Joseph Ponthus: Moi je vais te parler de littérature ouvrière. Il y a eu une grande bataille dans les années 30 pour déterminer la légitimité de ceux qui écrivaient sur l’usine. C’était la différence entre littérature prolétarienne et littéraire populiste. Est-ce que tu es obligé d’être passé par l’usine pour écrire sur l’usine? Et au-delà, est-ce que tu y vas pour témoigner de ce que tu as vu ou est-ce que tu y vas parce que tu en as besoin? Le Quai de Ouistreham d’Aubenas est un très bon bouquin. Mais si elle le foire, elle redevient journaliste. Geoffrey Le Guilcher (Steak Machine) qui reste un mois à l’abattoir choisit -c’est un parti pris- de ne garder que les côtés les plus saignants. Il essaie de s’incruster dans une soirée techno avec les petits jeunes. Moi, je peux te jurer que le samedi soir, je ne pouvais que dormir. Je n’enlève pas la légitimité du bouquin. Ce sont juste deux portes d’entrée différentes. Pour moi, un des plus beaux textes de la littérature francophone, c’est La Prose du transsibérien de Cendrars. 1913. Cendrars aimait mythifier sa vie comme Carver et d’autres. Dans une interview mythique, Lazareff lui demande: « Vous pouvez nous le dire. L’avez-vous pris jusqu’au bout ce train? » Et Cendrars lui répond: « Qu’importe puisque je vous l’ai tous fait prendre. » C’est la plus belle définition de la littérature que tu puisses donner. Ce qui me rend fou, c’est quand on me dit:  » On sent que tu as voulu faire du slam. » Non mais arrêtez. Que ce soit vrai, faux, l’oeuvre d’un journaliste ou pas, on s’en bat les couilles. Mais que tu me ranges à côté d’Abd al Malik et Michel à côté de Fauve, faut arrêter.

Deux trucs très marquants dans le livre comme le disque, c’est l’odeur et la notion de temps.

Joseph Ponthus: Stan Neumann a réalisé un magnifique documentaire: Le Temps des ouvriers. Dès les premiers textes du patronat en Écosse au XVIIIe, le patron règle le temps dont disposent les ouvriers pour accomplir leur tâche, prendre leur pause, dormir… Quelle que soit la manière que tu utilises pour lutter contre le temps, c’est lui qui te baise. Le pire poste à l’usine, c’est pas le truc le plus physique, c’est quand t’es face à une horloge. Parce que toutes les dix secondes, tu ne peux t’empêcher de la regarder.

On peut faire passer le temps plus vite, mais l’odeur…

Joseph Ponthus: L’odeur, c’est le premier truc qui te choque. Tu la sens déjà quand tu passes devant l’usine en bagnole. Une odeur de mort, de mauvais vin, de pisse. C’est comme sur les bateaux, dans la salle des abats, tu as des petits sacs en plastique si jamais tu dois gerber. Mais paradoxalement, c’est le premier truc que ton cerveau va mettre en off. Au bout de 48 heures, tu ne sens plus rien.

Un jour, tu prends un taxi pour aller bosser…

Joseph Ponthus: C’est la magie de la servitude volontaire et du capitalisme. Tu dépenses ta paye pour aller travailler et ne pas être viré. Avec Michel, on est de sensibilité politique comparable, parallèle, et tu te demandes comme Cabrel: est-ce que ce monde est sérieux? J’aurais pu rester au lit. Sauf que je n’aurais plus eu de taf le lendemain.

Michel Cloup: Ce n’est pas un bouquin (et un disque) qui défonce à 100% le monde du travail ou qui encense la classe ouvrière de manière naïve. On est dans quelque chose de plus complexe. C’est ce que je recherche dans l’art. Pas un témoignage qui marche sur une autoroute dans un sens ou dans l’autre mais un récit qui raconte des choses complètement contradictoires. Parce qu’on traverse tous ça et on a tendance aujourd’hui encore plus qu’hier à tout et trop simplifier.

  • À la ligne, feuillets d’usine, de Joseph Ponthus, édition Gallimard, 288 pages. ****
  • À la ligne: chansons d’usine, Michel Cloup Duo & Pascal Bouaziz, distribué par Ici, d’ailleurs. ****

À la ligne: notre interview croisée de Joseph Ponthus et Michel Cloup
À la ligne: notre interview croisée de Joseph Ponthus et Michel Cloup

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