Serge Coosemans

2018, l’année où l’on entendra enfin à Bruxelles le son des pantoufles sur le parquet

Serge Coosemans Chroniqueur

Teaser, fainéantise, facilité ou pavé dans la mare? Un peu de tout ça à la fois, sans doute, pour cette chronique de Serge Coosemans, qui est à la fois un extrait remanié de son prochain bouquin et une attaque canaille des mesures sur le son amplifié qui entreront en application à Bruxelles dès 2018. Humanistes chrétiens, acouphènes, carambolages et sortie de route, c’est le Crash Test S02E24.

Cela pourrait éventuellement m’être plus tard reproché, donc autant l’avouer direct: cette chronique est une version assez remaniée, enrichie en vannes et considérablement raccourcie du dernier chapitre d’un petit bouquin dont je suis en ce moment en train de terminer l’écriture. Il est prévu pour juin, donc si ceci peut servir de teaser, tant mieux. En publiant ce qui suit, ce n’est toutefois pas vraiment l’autopromo qui me motive. Ce n’est pas non plus par fainéantise, par facilité ou parce que je n’ai, cette semaine, pas été inspiré par un autre sujet. En fait, j’ai eu envie de publier ce qui suit parce que j’ai l’impression que pas grand monde n’a encore vraiment pris conscience de ce qui va arriver dès janvier 2018 dans un secteur qui m’est cher, la nuit bruxelloise.

Don’t kill the messenger

Pour faire court, les normes sur le son amplifié qui existent en Flandre depuis 2012 vont être appliquées à Bruxelles, et plutôt strictement si on en croit les promesses politiques. Ca ne va pas vraiment rigoler et cela concerne un gros paquet d’acteurs culturels et festifs: le public, bien entendu, mais aussi les exploitants de salles, le secteur horeca, les organisateurs de concerts professionnels ou non, les organisateurs de soirées et de fêtes, etc. De façon générale, le niveau autorisé du son amplifié va descendre, désormais fixé à 85 décibels (dB) maximum pour qui ne demande aucune dérogation. Si on veut monter plus haut, on pourra le faire jusque 95 dB moyennant quelques obligations simples, rien de bien méchant: informer le public sur les risques du niveau sonore diffusé et afficher celui-ci en temps réel, sur un panneau électronique, par exemple. En revanche, si on veut taper du 100 dB, surtout après minuit, bonjour l’administration. Il faudra en effet d’abord obtenir un permis d’environnement de classe 3. Ensuite, mettre à disposition du public des bouchons protecteurs et de l’info, prévoir une zone de repos où le son ne dépasse pas 85 dB et également prévoir un panneau électronique sur lequel afficher le niveau sonore en temps réel. Bonus: surtout bien garder l’enregistrement de ces données, histoire de prouver en cas de plainte du voisinage, d’un inspecteur ou même d’un zigue rentré chez lui avec un acouphène que l’on n’a vraiment mais alors vraiment pas dépassé le maximum autorisé.

Relevons du tas la plus grosse absurdité. Si quelqu’un trouve que ça va trop fort quelque part et que ses oreilles fatiguent, il peut tout simplement sortir un moment. Pas besoin de prévoir un espace où le son ne dépasse pas 85 dB, ce qui pose un problème structurel non négligeable dans une ville comme Bruxelles, qui manque singulièrement de salles de capacité moyenne où correctement et agréablement faire la fête. À moins, bien entendu, que l’idée soit moins de protéger vos oreilles que le sommeil des riverains, ce qui implique alors effectivement des rues vides la nuit. J’avoue avoir ma petite idée là-dessus, vu que j’ai en fait assisté à la conférence de presse où ces mesures ont été présentées, au Botanique, fin janvier. Il s’agissait carrément d’un véritable two-women show de nos ministres régionales de l’environnement, la francophone Céline Frémault (CDH) et la Flamande Bianca Debaets (CD&V). Je ne sais plus trop si ce sont elles qui ont donné les chiffres ou si je les ai chopés ailleurs mais il est question en Belgique de 15 ados sur 100 qui présentent des signes de lésions auditives irréversibles et 90% des jeunes de 18 à 25 ans ont sinon éprouvé le temps de leurs courtes vies au moins une fois un acouphène. On y voit donc un véritable problème de santé publique et c’est bien pourquoi un arrêté pas chipoté depuis 1977 (malgré une tentative d’Evelyne Huytebroeck, il y a quelques années) a finalement été revu par les équipes de Frémault et Debaets. Ce qui est fort bienvenu, comme le dit par ailleurs Bruxelles Environnement, puisque nous avons depuis vécu « des changements profonds d’univers musical ambiant », avec « beaucoup plus de basses fréquences » et des habitudes d’écoute à un volume sonore plus élevé.

Ach, Kontrol

Là aussi, maousse absurdité. C’est que ce sont plutôt les sons aigus qui provoquent les acouphènes et les lésions auditives, pas les basses. Les basses, ça fait généralement juste chier les voisins. Et puis, les acouphènes, c’est comme la roulette russe. Vous pouvez passer une vie entière de concerts la tête dans le baffle en gardant une ouïe de femme bionique de série télévisée des années 70 et puis vous ramasser un traumatisme sonore incurable quand passe une bagnole de flics la sirène hurlante. Attention, personne ne nie ici que les niveaux sonores actuels peuvent présenter de réels soucis mais c’est le temps d’exposition qui devrait surtout être pris en compte. Or, à Bruxelles, une soirée DJ dans un bar ne dure le plus souvent que de 22h00 à 03h00 et c’est surtout le temps des deux dernières heures que le volume sonore est vraiment élevé. Ce qui veut dire qu’une soirée de ce type, le genre qui va pourtant drôlement être tenu à l’oeil en 2018, présente en fait moins de dangers pour l’oreille et le cerveau que le fait de rester à la maison 5 heures non-stop devant une console de jeu avec un casque branché à fond sur la tête.

Bref, il semble tout de même pas tout à fait imbécile d’avancer que le volet « santé » de ces mesures sert éventuellement surtout de bon alibi quasi moralement inattaquable (les ados sourds, tout ça) pour faire passer des restrictions concernant surtout la musique que les riverains d’établissements nocturnes considèrent comme de la pure nuisance. Cette volonté de contrôle m’a d’ailleurs semblé se confirmer lorsque lors de cette conférence de presse toujours, la Flamande Bianca Debaets est partie comme une fusée dans un trip assez bien ridicule consistant à défendre l’idée de Smart City. Très sérieusement, elle a soutenu que limiter le nombre de décibels et en afficher le niveau dans les salles de concerts, les bistrots et on-line, sur un site dédié, rendait la ville intelligente. De l’open data, selon ses propres termes. Dans la foulée, elle a aussi promis 1500 jobs et a proposé qu’outre le nombre de décibels, les panneaux dans les bistrots et le site dédié pourraient également, par exemple, afficher la playlist des DJ’s. « Pour mieux les contrôler même quand il n’y a pas d’inspecteur de la SABAM disponible? », me suis-je demandé.

Dop Saucisse, 159 dB à lui tout seul

Cette même journée de janvier, le clapet politique enfin en sourdine, j’ai aussi assisté à une démonstration de ce que représentent réellement les niveaux de 85, 90 et 100 dB. Ca a commencé par Aretha Franklin, Respect, à 85 décibels, « le niveau d’il y a 40 ans, celui auquel s’est écrit l’histoire du rock », selon Philippe Ohsé, l’un des organisateurs de la Semaine du Son. C’est vrai que ça pétait déjà pas mal. On est ensuite monté à 90 dB, que j’ai ressenti comme assez agressif, puis à 95dB et enfin à 100dB, où j’ai eu comme l’impression d’être devant un moteur d’avion. L’astuce d’asticot, c’est que nous étions un matin tranquille, dans la Rotonde du Botanique, une salle à l’acoustique rare et excellente, et que s’y trouvaient uniquement une classe d’école, une vingtaine de journalistes, quelques responsables de la Semaine du Son, deux ministres et leurs quelques bras droits. Bref, à peu près cinq fois moins de personnes que lorsque cette même Rotonde est blindée, un soir de concert.

Je me souviens jadis avoir vu dans cette même salle Renegade Sound Waves, Campag Velocet, The Fleshtones, McLusky et The Rapture, notamment. Ces coups là, personne n’était là pour prendre des notes et interviewer des ministres. Certains de ces groupes sont même réputés attirer un public d’ivrognes particulièrement braillards. Dans la foule devant les Fleshtones, quelqu’un comme Dop Saucisse a sans doute atteint 159 dB à lui tout seul. Autrement dit, voilà des groupes et des conditions où, à 85 dB, je n’imagine pas du tout quoi que ce soit de musicalement audible sortir des baffles aux niveaux prévus par les réglementations de 2018. Philippe Ohsé m’a pourtant parlé d’expériences concluantes. « Fugu Mango a joué à 90 dB devant un public très satisfait. Tout le monde s’y est retrouvé. Le son était bon, organique, il transportait. C’était très satisfaisant. »

Quelques jours plus tard, Jean-Yves Lontie, guitariste du groupe en question, connu pour être plutôt remuant et influencé par le funk africain, m’a nettement tempéré cet élan d’enthousiasme apparemment un poil propagandiste: « C’était une bonne expérience, plutôt intéressante mais aussi très contraignante. Il très difficile de se maintenir à 90 dB, déjà rien qu’avec nos instruments acoustiques. Disons qu’on n’a pas joué de la même manière, qu’on a livré quelque-chose de beaucoup plus contemplatif. Or, pour nous du moins, un concert, c’est tout de même avant tout de l’énergie, de la puissance et des vibrations. » Je lui ai demandé ce qu’en a pensé le public et Jean-Yves m’a en toute logique répondu que ce public n’était pas celui du groupe mais celui de la Semaine du Son, des gens « plus curieux, plus âgés » et surtout « venus pour l’expérience ». « 90 dB, ce n’est pas réaliste, a-t-il fini par m’avouer. Ca peut être difficile « d’entrer » dans un concert à ce volume, surtout dans un cadre où les gens parlent fort. Pour moi, 102 dB, c’est okay, mais je ne vais pas à des concerts qui durent 2h30. Tout dépend de la durée d’exposition, je pense. » Le referait-il? Réponse cash, c’est le cas de le dire: « Uniquement si c’est bien payé. »

Vlaanderen, waar lawaai niet thuis is

Cette discussion m’a rappelé une vidéo qui a beaucoup tourné sur les réseaux sociaux en 2011 (ci-dessous), peu avant que la Flandre n’adopte sa réglementation drastique sur le son amplifié. On y voit Michael Schack, un batteur anversois qui a notamment tourné avec Clouseau, Soulsister et Ozark Henry, démontrer que pour atteindre 100 dB, une simple batterie suffit, même pas besoin d’amplification. Durant trois bonnes minutes, Schack passe d’un rythme à l’autre. Le hip hop, le jazz et la bossanova restent plus moins aux niveaux légaux. En revanche, il lui semble impossible de tenir un beat techno, drum and bass, métal ou même rock sans constamment dépasser la limite des 100 dB. Depuis et a priori sans véritable résistance durable, la loi est pourtant passée en Flandre et elle semble plutôt respectée, même s’il y a eu quelques couacs et que le vrai boucan s’est fait clandestin.

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La dernière de ma collection d’absurdités, c’est que même du côté de la Semaine du Son, on reconnaît que ce type de réglementation n’est pas sans présenter quelques problèmes. Daniel Léon, l’un des grands gourous belges du son, a ainsi jadis reconnu dans une interview accordée à la RTBF que ce n’est que vers 110 dB que l’on constate que la musique commence à avoir un effet désinhibiteur sur les gens, autrement dit, qu’ils dansent et qu’ils applaudissent. Philippe Ohsé m’a quant à lui sorti ceci: « si on a un maximum autorisé de 100 dB, idéalement, un concert alterne crêtes et moments plus calmes. L’ennui, c’est que pour donner une impression de puissance constante malgré les restrictions, on a souvent recours à la compression. Ce qui permet de continuellement flirter avec le maximum autorisé mais ça lessive en fait toute dynamique dans la musique. » C’est en réalité bien plus pernicieux que ça. Quand on compresse trop le son, la musique ne respire plus et le cerveau l’interprète comme un bloc compact d’informations à traiter, un véritable bombardement dont il se lasse vite. À moitié pour déconner, mais sait-on jamais, j’ai donc envie de dire que la boucle est bouclée et la théorie de conspiration confirmée. C’est que pour contourner une législation officiellement destinée à éviter des acouphènes et la surdité aux gens, on leur balancerait en fait un son moins fort mais assuré de provoquer relativement vite l’envie d’aller se coucher. Kikou le CDH, kikou le CD&V: mais quelles fines gâchettes, ces humanistes chrétiens…

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