Laurent Raphaël

Selfie: l’affaire du moi

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Prenez un homo numericus lambda. Donnez-lui un smartphone et placez-le, au choix, devant la Tour Eiffel, au bord du Grand Canyon ou à proximité d’un people. Qu’est-ce qu’il fait immédiatement? Il se prend en photo à bout de bras, son « trophée » à ses côtés.

L’édito de Laurent Raphaël

Certains n’ont même pas besoin d’un décor extraordinaire, une salle de bain sans charme fait tout aussi bien l’affaire. S’il a moins de 30 ans ou s’il a du sang geek dans les veines, il poste dans la foulée le selfie sur son compte Facebook, Twitter ou Instagram (plus de 62 millions de portraits accolés au hashtag #selfie).

Le mot est lâché… Adoubé cette année par le très tatillon Oxford Dictionary sur foi d’un usage intensif sur le Net (en hausse de 17.000%), « selfie » est l’anglicisme que tout le monde s’arrache. Il fait les choux gras de la presse badine, en mode « 10 astuces pour réussir son selfie », comme de la presse sérieuse, qui convoque sociologues et spécialistes de la culture numérique pour décortiquer le sens profond d’une pratique à haute valeur narcissique soluble aussi dans la connerie: le dernier chic chez les jeunes consiste à se tirer l’autoportrait bourré (drelfie) ou pendant un enterrement.

Verdict des spécialistes: plus qu’une affaire d’ego trip, cet exhibitionnisme compulsif serait le symptôme d’un mal ordinaire et sans danger largement répandu dans la jeunesse ultraconnectée, en lien avec ce besoin pressant de communiquer partout, tout le temps, la couleur de ses sentiments. Moins pour récolter des applaudissements (encore que, quelques « likes » ne font jamais de mal) que pour susciter des réactions, entamer un dialogue virtuel. D’où ces images pas toujours flatteuses, le second degré n’étant pas la moindre des qualités d’une génération qui a bien compris que se prendre au sérieux ne mène nulle part. Et sûrement pas au bonheur et à cette célébrité tant convoitée. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les pop stars, de Justin Bieber à Obama, usent et abusent du filon. Le cliché minute est un redoutable outil de promotion virale en ce sens qu’il donne l’illusion de proximité. Le fan touche littéralement du doigt son idole qui, en échange de l’adoration, lui entrouvre son intimité.

Selfies partout: pour varier un peu les plaisirs, il faudrait essayer u0026#xE0; l’occasion la pudeur…

Nouvel attribut du cool (même le Pape s’y est mis), le selfie transforme donc le Net en trombinoscope géant où, comme dans la vraie vie, le meilleur côtoie le pire. Si la technologie démontre encore une fois qu’elle change la face du monde plus vite qu’une révolution, elle n’en rebat pas les cartes de la nature humaine pour autant. Car n’en déplaise aux trends-setters, ce gadget numérique n’est en réalité qu’une vieille lubie présentée dans un nouvel emballage. De Narcisse mirant son reflet dans l’eau de la source aux cabines Photomaton régurgitant les trognes par lots de quatre en passant par les Polaroids miroirs d’Andy Warhol ou les copies pas tout à fait conformes de Lucian Freud, l’Homme a toujours été animé d’une furieuse envie de se mettre en scène, manière sans doute de dompter le temps qui passe et nous flétrit inexorablement. Le smartphone et Internet ont juste démocratisé ce penchant vorace. Mais du coup aussi diminué sensiblement la valeur à l’unité de l’autoportrait. Combien de selfies se perdent dans le néant digital, emportant avec eux cette estime de soi qu’il était censé reconstruire? Pour varier un peu les plaisirs, il faudrait peut-être essayer à l’occasion la pudeur…

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