Laurent Raphaël

Édito: Réalité diminuée

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Avec Internet, le temps a perdu sa consistance. Un peu comme si le sablier était percé en plusieurs endroits et que les grains, au lieu de s’écouler uniquement par le petit tuyau reliant les deux bulbes, s’échappaient maintenant de tous les côtés.

C’est la conséquence -encore une- de l’intrusion permanente des nouvelles technologies dans notre quotidien. Du matin au soir, du soir au matin, que ce soit par curiosité, par obligation professionnelle ou par simple addiction, on garde un oeil grand ouvert sur le théâtre du monde. Assis dans son sofa ou coincé dans les transports, l’homo numericus est projeté en une fraction de seconde, et sans prendre le temps de souffler ou de ruminer, d’un site marchand à un procès mélodramatique en Afrique du Sud, d’une course-poursuite en direct dans les rues de Los Angeles à une webcam d’un paysage tyrolien figé comme une carte postale. Où est le vrai? Où est le faux? Où est le futile? Où est l’essentiel? On ne sait plus trop.

Bien avant le déferlement numérique, le JT jouait déjà ce rôle de condensateur, de chambre d’écho des bruits du monde. Et déjà, la fascination le disputait à la répulsion. Fascination pour cette lucarne capable d’embrasser mille vies plus ou moins brisées en un clin d’oeil, et répulsion pour un traitement de surface et une mise en scène trop propre pour être honnête. Le Web, c’est le JT en version stretch. L’effet d’immersion est total, et brouille encore un peu plus notre rapport au réel. Aplati, le monde est débarrassé de ses arêtes et servi en filets panés. Ne reste que le vertige du voyage immobile dans cette matrice sans fond.

Le Web, c’est le JT en version stretch. L’effet d’immersion est total, et brouille encore un peu plus notre rapport au ru0026#xE9;el.

Sur l’écran, à force de s’entrechoquer, les images perdent leur densité, elles s’essoufflent, deviennent lisses, « désaffectisées ». La vidéo d’un chaton hilare percute une scène de décapitation d’un otage occidental. On change de température en un battement de cil. Le double filtre de la morale et du sens critique n’ont pas le temps de décoder le flux incessant. Le cerveau est pris de vitesse. Du coup, il se met en veille, ingurgitant sans broncher le bon grain comme l’ivraie. Sinon comment expliquer que Spielberg se fasse lyncher par des internautes pour avoir abattu… un tricératops sur foi d’une photo où on voit le réalisateur poser devant la « dépouille » du dinosaure. Un cliché évidemment pris pendant le tournage de Jurassic Park.

On glisse vers la « fictionnalisation ». L’individu connecté, témoin passif, a l’impression de regarder un film fabriqué en temps réel à partir d’images composites captées aux quatre coins du monde et dont la « valeur » émotionnelle est interchangeable puisque non rattachée à un contexte, à une histoire. Seuls changent l’intensité des couleurs et un vague souvenir de leur sens original. Le spectacle de la vie prend le pas sur la vie elle-même. Le relativisme qui en découle fait des dégâts. Certains visibles quand un ado camé aux jeux vidéo de baston débarque dans son lycée pour se venger de ses problèmes affectifs, d’autres moins, comme la dépression larvée qui grignote du terrain quand la machine ne suit plus, qu’elle est dépassée par les événements. Nous sommes tous des Charlot devant la chaîne d’assemblage où défilent non pas des boulons mais un magma en fusion d’images du monde. On voudrait tout capter, tout saisir, pour en avoir une vue globale, mais c’est au-dessus de nos forces, de nos moyens.

Ce n’est qu’une hypothèse mais il est curieux et cocasse de constater qu’au moment où le réel se dilue dans la marmite virtuelle, les artistes s’inspirent de plus en plus de la réalité. Simple hasard ou effet de balancier? Le virus frappe tous les domaines artistiques: en littérature, les personnages ayant laissé une marque sur le rouleau de l’Histoire ont la cote. Beigbeder avec Salinger, Patrick Deville avec Trotsky, Nelly Kaprièlian avec Greta Garbo. Même poussée de réel au cinéma où les biopics sont toujours de sortie (Yves Saint Laurent, DSK et bientôt James Brown). Génocide rwandais au Kaai, enquête sur le sort de femmes de ménage exploitées à l’Océan Nord… Les histoires vraies s’invitent également sur les planches en cette rentrée.

Une manière de remettre l’église du réel au milieu du village global? Ou de redonner du sens à ce qui n’en a plus une fois passé dans la moulinette numérique? C’est sans doute naïf mais on veut s’accrocher à ce mince espoir.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content