LE CINÉASTE CANADIEN DENIS VILLENEUVE INVESTIT LA FRONTIÈRE AMÉRICANO-MEXICAINE, ZONE DE NON-DROIT À LA MERCI DES CARTELS DE LA DROGUE, ET THÉÂTRE D’UN THRILLER D’UNE STUPÉFIANTE NOIRCEUR

Découvert au tournant du siècle avec Un 32 août sur terre puis Maelström, le réalisateur québécois Denis Villeneuve passait la surmultipliée une dizaine d’années plus tard, enchaînant, avec Incendies et Prisoners, deux films rien moins qu’impressionnants. Après un Enemy en forme de parenthèse virtuose, Sicario vient confirmer aujourd’hui que le cinéaste a le chic pour s’aventurer en zones sensibles, signant, autour de la frontière américano-mexicaine, un thriller d’une saisissante noirceur, mis en scène avec une maestria dénuée d’esbroufe. Explications.

Pourquoi avoir voulu tourner Sicario?

Pour diverses raisons, ce qui se passe aujourd’hui au Mexique n’est guère couvert par la presse. Le métier de journaliste y est très difficile, mais il arrive que, lorsque les médias ne sont pas en mesure de le faire, le cinéma puisse s’emparer de certains sujets. Le phénomène auquel on assiste là-bas est tristement lourd de sens: la désintégration du tissu social, la manière dont les gens semblent perdre foi en leurs propres institutions et dont la démocratie est en danger aujourd’hui dans certaines parties du Mexique m’apparaissent comme une menace pouvant désormais planer sur n’importe quel pays.

Qu’est-ce qui entretient une telle violence?

Les seigneurs de la drogue disposent de ressources considérables. Alors que le pays n’était qu’un corridor, ils sont désormais devenus les producteurs et les fournisseurs, et ont infiltré le gouvernement comme les différentes strates de la société afin d’exercer leur contrôle, éliminant ceux qui se dressent sur leur route. Le sens de la morale s’est désagrégé lorsque les jeunes membres des cartels, se voyant investis d’un tel pouvoir, ont commencé à croire qu’ils étaient des dieux. Avec, en outre, le culte de la mort qui règne là-bas, ils évoluent dans une autre dimension. Le niveau de la violence est le reflet de celui du commerce de la drogue, et s’apparente, par certains aspects, à l’expression du capitalisme le plus extrême.

L’expression « war on drugs » semble s’appliquer littéralement à votre film, les Américains y envisageant la question comme une guerre…

Exactement. Et le film est aussi l’expression de ce fantasme au nom duquel l’Amérique pense pouvoir résoudre des problèmes en dehors de ses frontières en recourant à une grande violence. Cela ne représente jamais, à mes yeux, qu’une solution à court terme: on peut créer un tel chaos qu’un problème semble résolu, mais cela ne dure pas. Je suis surpris de voir des politiciens continuer à raisonner de la sorte. Récemment encore, le Premier ministre canadien a évoqué l’envoi de troupes pendant six mois pour contrer l’Etat islamique. Mais on ne peut apporter de solution à ce problème en six mois, ce n’est rien d’autre qu’une façon de manipuler l’opinion publique. Nous envisageons désormais le monde comme des économistes: tout est devenu économique, même le cinéma. Un film est considéré comme une réussite s’il rapporte de l’argent. Sinon, il n’existe même pas, c’est tout simplement dingue. Et cela vaut dans tous les domaines. Notre perception du temps a changé: tout est trimestriel désormais, on voudrait que tout soit résolu en trois mois. Mais il faudrait des décennies pour venir à bout du problème de la drogue. Ce n’est toutefois jamais que mon opinion personnelle, je ne suis pas un expert.

Lorsque vous avez tourné au Mexique, avez-vous ressenti de la peur dans cette partie du pays?

Pour être honnête, j’ai fait des repérages à Juarez, mais je n’ai pas été autorisé à y tourner. Le simple fait d’aller y faire du scouting s’assimilait à une expédition. Juarez est plus calme aujourd’hui qu’en 2010 ou en 2012, la violence s’est déplacée dans d’autres parties du pays, mais cela reste néanmoins assez violent, et l’on peut toujours sentir une tension très forte dans les rues, et la peur qui taraude la police.

Vous n’avez pas pu tourner à cause des risques?

Oui. Je suis un cinéaste, je ne vais pas me rendre dans une zone de guerre avec mon équipe, cela créerait des problèmes pour tout le monde, nous comme les Mexicains. Une autre difficulté résidait dans le fait que le pont sur lequel je voulais tourner est sous l’autorité de la National Security Agency depuis les attentats du 11-Septembre, parce qu’il s’agit d’un port d’entrée vers les Etats-Unis. On ne peut donc y tourner. A un moment, il est devenu clair que pas plus l’armée américaine que le gouvernement ne soutiendraient le film, vu ce qui y était dit, et nous avons dû composer. Le tournage a ressemblé à un puzzle. Nous avons pu tourner des images de référence à Juarez, et avons ensuite fait des recherches à Mexico City, dont certaines parties présentent la même architecture, et des paysages voisins, afin de reproduire ce que nous avions vu. Je tenais à ce que le film paraisse aussi exact que possible.

Sicario s’inspire-t-il d’événements réels?

Taylor Sheridan, le scénariste, s’est notamment inspiré d’un incident s’étant produit il y a quelques années, à la frontière, quand, alors que des trafiquants roulaient vers la rivière dans leur pick-up pour passer de la drogue en contrebande, il y avait eu un échange de tirs entre les douanes américaine et mexicaine. L’info ne s’était retrouvée qu’en page 25 d’un journal local et on s’est demandé comment il était possible que l’on n’en ait pas plus parlé. D’où l’idée qu’il y a des zones floues dans cette partie du monde où règne une sorte d’omerta. Le film ne dépeint pas la réalité, c’est une oeuvre de fiction. Mais une chose dont je suis sûr, c’est que la violence que l’on y voit est en retrait de la réalité. Nous avons tourné à Veracruz, un endroit réputé sûr, et deux semaines plus tard, quand nous sommes revenus, deux cadavres pendaient au pont. La violence fait partie de la réalité, elle diminue dans certaines zones pour augmenter dans d’autres, c’est un organisme vivant.

Hollywood n’aime guère les lignes floues et préfère une morale clairement affirmée. La teneur du film a-t-elle posé problème?

Non. Il était clair pour les producteurs que l’on se situerait dans cette zone. Cela contribuait à la force du projet, ils ont donné leur accord dès le départ, et je n’ai été l’objet d’aucune pression pour en changer la teneur morale. J’ai juste modifié quelques petites choses par rapport à la violence, dont ils craignaient qu’elle ne soit excessive. Mais rien en dehors de ça. Il faut dire aussi que ce n’était pas un film à 80 ou 100 millions de dollars. Nous l’avons tourné pour 32 millions, ce qui n’est pas grand-chose pour ce genre de projet.

À propos de film hollywoodien, qu’en est-il de votre version de Blade Runner ?

Le projet est en développement, au stade du design pour le moment. Et il va rester à l’état de rêve et de design pendant de nombreux mois encore… (rires)

ENTRETIEN Jean-François Pluijgers, à Cannes

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