Voodoo people

© THOMAS FRÉTEUR

Rencontre de l’électro expérimentale bruxelloise et du vaudou haïtien, Chouk Bwa & the Angströmers embarque la transe cérémoniale des Gonaïves vers la modernité. Carnet de voyages.

La musique est souvent le terrain d’histoires improbables et de rencontres imprévisibles. De voyages accidentels et de collaborations inattendues. Qu’est-ce qui, dans le cas de Chouk Bwa & the Angströmers par exemple, prédestinait un tandem de l’électro underground bruxelloise à enregistrer un disque avec un groupe de vaudou haïtien à la musique revendicative prônant le retour aux racines africaines de la culture locale? Les germes de ce projet qui a déjà épaté les Transmusicales et signé sur le label suisse Bongo Joe, toujours enclin à faire discuter les cultures, poussent à l’Académie d’Été de Libramont. Michael Wolteche, qui y donne des cours de violon, tombe à l’époque sous le charme de musiciens haïtiens. À tel point qu’il s’envole pour l’île caribéenne avec le directeur de la Maison de la création à Laeken.

« Quand en 2012, j’y suis retourné pour un deuxième voyage, je suis parti aux Gonaïves, la ville des Chouk Bwa. Ils venaient de créer le groupe et m’ont fait écouter le projet. J’ai ressenti un choc très violent. Je suis littéralement tombé amoureux de leur musique, de sa personnalité. De la culture qu’il y avait derrière aussi. Je n’y connaissais rien. Je suis un musicien classique. Le groupe que j’avais entendu en Belgique était chouette mais là, tous les éléments étaient réunis pour une aventure extraordinaire. »

Wolteche change de métier et entre dans le management. Avec l’aide de Wallonie-Bruxelles International, il fait venir le groupe en Belgique pour une résidence de création, quelques concerts et des workshops. « J’ai croisé Fred (Frédéric Alstadt) pendant que je faisais les courses pour nourrir les musiciens. On s’était rencontrés peu de temps auparavant, tous les deux engagés par la RTBF pour faire du play-back derrière Zucchero. » Fasciné par toutes les musiques et cultures liées à la transe, le cofondateur toulousain du label et studio bruxellois Angström lui propose de les enregistrer. « Je collectionne pas mal de disques d’ethnomusicologie. Les musiques de transe marocaines m’étaient plus familières, mais je connaissais déjà un peu, de très loin, la polyrythmie vaudoue. C’était l’occasion de s’y frotter directement sans y aller. »

Alstadt embarque dans l’aventure son comparse Nicolas Esterle pour la première session d’enregistrement de Chouk Bwa. Didier Mélon passe le groupe sur La Première. Wolteche repart en Haïti pour mettre en boîte un album. « On a enregistré dans le village du fabriquant de tambours. à la campagne, dans l’arrière-pays, juste avec un petit enregistreur, deux micros et pas d’électricité. Un truc de fous super roots. On avait un abri avec des feuilles tressées. Les habitants entraient et sortaient. La nuit, ils nous éclairaient à la lueur des bougies. »

Tandis que le projet fait son trou en Europe, Wolteche réfléchit à l’emmener plus loin. Ailleurs. « Je ne voulais surtout pas organiser une rencontre avec des instruments harmoniques, des guitares et des claviers. Ça nous aurait emmenés vers des choses qui se faisaient déjà en Haïti, voire dans tout le son global africain. J’ai donc pensé aux musiques électroniques. Mais là encore, j’étais novice. »

Bar de brousse

Avec Alstadt et Esterle, le projet est tombé entre de bonnes mains. Les désirs se rejoignent, les visions se rencontrent. « Je ne voulais surtout pas de boîte à rythme, insiste Wolteche. Rien qui allait obliger Chouk Bwa à se plier à un pulse électronique. » « La plupart du temps, avec ce genre de musique, un clic est envoyé aux percussionnistes qui suivent un tempo dicté par la machine, explique Alstadt. Là, l’idée, c’était de faire l’inverse: synchroniser les machines aux humains et non de refaire jouer sur une grille des humains qui viennent d’un pays assez lourdement marqué par l’esclavage. Le premier pays noir indépendant d’ailleurs. »

Après le temps de la rencontre, le temps de l'enregistrement aux Ateliers Claus.
Après le temps de la rencontre, le temps de l’enregistrement aux Ateliers Claus.© ERIC DESJEUX

Après une séance de préparation et d’improvisation la veille, Chouk Bwa & the Angströmers donnent leur premier concert en septembre 2016 au Café Central. L’événement, qui leur vaut d’être aujourd’hui nominés aux Octaves de la musique dans la catégorie électronique (ils y avaient enregistré un 45 tours rough de chez rough), est déclencheur. « Lors de notre toute première rencontre, quand on avait enregistré Chouk Bwa en acoustique, on dansait derrière la console, s’enthousiasme Esterle. On avait enregistré, mixé, masterisé en remuant toute la journée. On était donc super emballés à l’idée d’y ajouter de l’électronique. »

En 2017, les Angströmers (nom que les deux acolytes se sont trouvé pour l’occasion) partent à leur tour pour les Gonaïves. « On voulait éviter d’organiser la rencontre de l’enregistrement en Europe, précise Frédéric. On pensait arriver pour les cérémonies vaudoues de souvenance, mais les dates ne sont jamais très claires. Donc, on est arrivés juste à la fin. » « Gonaïves ressemble un peu à une ville du Far West, décrit Wolteche. Très plat, très chaud, très sec. Plein de poussière. Autour de la ville, c’est quasi désertique. Des collines de pierres très blanches, des cactus, des petits arbustes. On sent que c’est l’arrière-pays. Il y a très peu d’activité culturelle par rapport à Port-au-Prince. C’est une ville assez brutale. » Une ville carrefour aussi. Un passage obligé entre le nord et le sud.

À défaut d’enregistrer l’album, la smala en jette les bases dans un bar de brousse à la campagne. C’est là, près de la maison communautaire de Chouk Bwa que le répertoire émerge. « Ce qu’on appelle le bar de brousse, c’est vraiment un conteneur qu’ils ferment la nuit pour protéger les réserves d’alcool et une espèce de auvent en tôle avec des bambous multicolores autour », sourit Frédéric.

La matière sonore ramenée dans leur sac à dos, « un véritable champ d’exploration », le tandem en fait une maquette et l’envoie aux labels Glitterbeat, Bongo Joe… Après un nouveau périple en Haïti pour la semaine de l’Europe, Chouk Bwa et les Angströmers finissent par enregistrer leur premier album aux Ateliers Claus. « On a pris le temps de la rencontre, de rendre le projet totalement intègre. On n’a pas fait un de ces trucs qui collent un sparadrap électronique sur un son traditionnel. » La plupart des chansons ont été écrites et livrées clé sur porte par Jean-Claude « Sambaton » Dorvil. Elles parlent notamment ( More Tan) des ouragans et du terrible tremblement de terre qui ont ravagé le pays et tué des dizaines de milliers d’habitants. « Il a participé à pas mal de groupes, raconte Michael Wolteche. Il a la réputation typique d’un samba. C’est une référence à la fois en termes humains et culturels. Les gens le respectent. À un moment, il animait une émission radio. Pour le reste, il vit de petites économies informelles. Il a réussi à ouvrir une espèce de bar. Tous ses projets sont dans une logique de débrouille. » Un seul des musiciens du groupe vit de la musique. Forcément à l’échelle de l’économie locale. Il est payé lorsqu’ il joue dans les cérémonies ou dans des théâtres. « Des fêtes la plupart du temps organisées dans des cours de maison. »

Voodoo people

Vaudou des campagnes

La région des Gonaïves est la terre ancestrale de ce que certains appellent « le vaudou des campagnes ». Celui des gens de la terre, des gens courbés par les travaux des champs. « Port-au-Prince, c’est une chose. C’est de là que viennent la plupart des artistes exportés chez nous. Mais l’arrière-pays, Les Gonaïves déjà, mais aussi la campagne environnante, c’est un autre monde. Même le créole change. Il y a cette dimension de mystique paysanne. C’est une énergie différente. »

« Il est très facile de se faire initier au vaudou à Port-au-Prince. Faut juste avoir 1 000 dollars à débourser, relève Alstadt. Aux Gonaïves par contre, ce n’est pas une question d’argent. La ville est le berceau de l’indépendance haïtienne. C’est là que tout a commencé. Le vaudou a pris une part importante là-dedans et c’est un thème souvent repris dans les chansons de Sambaton. »

En Haïti, pays dominé par le catholicisme et le protestantisme, les églises évangélistes sont nombreuses. « Elles sont toutes indépendantes les unes des autres et extrêmement prosélytes. Le vaudou est vraiment décrié. Surtout à Port-au-Prince. Dans les campagnes, il a davantage sa place. Il faut comprendre que le vaudou est là-bas une religion à part entière (reconnue officiellement comme telle depuis 2003) . Totalement polythéiste et polymorphe. C’est une religion de partage très ouverte. Les homosexuels et les trans y ont par exemple leur place et leur rôle. C’est assez ouf. »

Traditionnel et moderne, vibrant, percussif et habité par les esprits, Vodou Alé est le résultat d’un long processus d’intégration des cultures et des musiques… « Notre dernier voyage avec Nico remonte à l’été dernier. On est partis quasiment un mois pour assister à des cérémonies, faire écouter aux membres du groupe le résultat de notre travail en studio. Au début de la collaboration, ils se demandaient ce qu’on foutait. Ils ne comprenaient pas du tout. Mais un dialogue, des amitiés et une compréhension se sont noués. Aujourd’hui certains d’entre eux nous suivent à des concerts de noise et nous demandent de leur apprendre l’électronique. »

Comment le projet électro vaudou est-il perçu en Haïti? Il est encore un peu tôt pour le dire.  » La musique de Chouk trouve clairement son origine dans la mystique et dans les pratiques vaudoues. Lors des cérémonies, c’est assez sauvage et codifié. Or, tous les concerts qu’on a donnés se sont déroulés dans des contextes institutionnels. Avec des sièges alors que c’est une musique pour danser. Des habitants venaient nous voir. Certains surpris et enthousiastes. D’autres en nous disant qu’on trahissait la musique haïtienne. »

En Europe, même freiné par le Covid, Chouk Bwa & the Angströmers semble promis au succès. Pendant le confinement, Nico et Fred on bossé sur un side project avec trois des tambourinaires: Ayiti Kongo Dub. « En tournée, dans un van, on est souvent très inspirés, termine Michael Wolteche. Il y a des instrus sur le téléphone de Nico qui passent dans la sono de la voiture et derrière, ça commence à rapper. On pourrait imaginer une collaboration de ce type-là pour la suite. On travaille sur des stratégies dans un contexte volatile et surprenant. On prépare des flèches à tirer quand la fenêtre est ouverte. »

Chouk Bwa & the Angströmers, Vodou Alé, distribué par Bongo Joe.

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Le monde du futur

S’il se pose pas mal de questions sur le développement de Chouk Bwa en ces temps de confinement, Michael Wolteche, qui s’occupe aussi de Kel Assouf, s’interroge plus largement sur l’industrie de la musique et son avenir. « Je me demande ce qui va arriver dans le contexte Covid. Pourquoi on en est-là? Est-ce que sans ce groupe, il y aurait une différence? Est-ce qu’un disque ou une vidéo change quelque chose? Il y a un tas de trucs sur lesquels s’interroger. Même dans le contexte du changement climatique. Pourquoi est-ce qu’on fait voyager des gens d’aussi loin? Pourquoi décide-t-on d’aller donner tel ou tel concert? »

Michael essaie d’imaginer à quoi devrait ressembler une tournée dans le futur. Il évoque le CCMA, le premier espace de concertation entre les principaux acteurs et professions des musiques actuelles en Fédération Wallonie-Bruxelles. Le temps est venu des réflexions approfondies. « Il faut se demander comment on fait face à la crise maintenant mais aussi comment changer les choses. Les artistes qui viennent du Sud par exemple, il faudrait les garder 90 jours en Europe. Les festivals n’ont-ils pas envie de réfléchir sur la folie de faire venir des groupes pour un seul concert en avion et repartir le lendemain? Est-ce qu’il n’y a pas d’autres choses à inventer? D’autres types de rencontres à organiser avec le public? Comment repenser la médiation culturelle? J’adore organiser des concerts dans les bars de Bruxelles et on peut se targuer d’avoir fait vivre des expériences inoubliables. Des choses avec lesquelles les spectateurs repartent chez eux. Mais en général, que retirent réellement les gens de tout ça? Dans beaucoup trop de festivals, la musique sert juste à boire des bières. Et tant que c’est dans des verres recyclables, tout va bien… »

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