Vertiges du passé

Les frères Croes, avec leurs créations rétro. © M.-H. Tamaï

Phénomène de pop culture presque mainstream, le retrogaming dépasse sa condition de courant nostalgique pour influencer la création contemporaine. Explications lo-fi, de Bruxelles à Cologne.

Trimballer en train une télé cathodique depuis Aalter (entre Gand et Bruges) vers la Brotaru de Saint-Gilles pour y exposer un jeu vidéo est une belle déclaration d’amour geek. Peu importe la très courte durée (quelques heures à peine) de cette game meet up mensuelle(1), au diable l’absence de voiture et les trams bruxellois: pour Casper Croes, présenter Alisa sur un écran plat moderne était exclu. Question de fidélité à la patine visuelle de la première PlayStation, à laquelle son jeu homebrew (« fait maison ») se réfère. À l’image de centaines d’autres exemples du genre, cette profession de foi prouve que le retrogaming dépasse le simple cadre de la réédition, de la collectionnite et de la revanche sur le passé. Attention, mouvement culturel en éveil!

Nonsense at Nightfall
Nonsense at Nightfall

« Le plus dur, c’était le tram de la gare du Midi au parvis de Saint-Gilles. J’ai vraiment dû faire gaffe. C’est la télé de mon enfance, j’y jouais tout le temps », sourit Casper Croes du haut de ses 26 ans. Alisa, que le développeur amateur a créé seul avec sa petite amie japonaise (au doublage), ressemble à s’y méprendre à un spin-off du Resident Evil original de 1997, soit quasiment l’année de naissance de son créateur. « J’avais quatre ans quand la PlayStation 1 est sortie. On ne roulait pas sur l’or à la maison, donc je n’ai pas pu l’avoir. Ma première console était une Mega Drive et mon premier PC un vieux Mac SE (l’iconique boîte-PC tout en un d’Apple, NDLR) . J’ai évolué technologiquement sur ma propre ligne du temps. »

The Kids Are Alright

La pomme ne tombe jamais loin de l’arbre. Et Siegfried Croes, le frère de Casper, présentait lui aussi une création à l’allure rétro lors de la Brotaru du mois dernier. Disponible gratuitement sur la plateforme itch.io, son Nonsense at Nightfall emprunte, au pixel près, la palette et les codes graphiques de la première Game Boy. « En jeu vidéo, des graphismes primaires te forcent à développer un imaginaire. On aime cette idée, mon frère et moi, souligne Siegfried. Travailler avec quatre couleurs sur un écran monochrome limite les choix créatifs et accélère donc le processus. » Conté sur le ton d’une fable charmante où l’on incarne un garçon qui se transforme tour à tour en plusieurs animaux domestiques, Nonsense at Nightfall a reçu sans trop d’efforts 170 euros de dons libres sur le Net. Un coup de pouce modeste mais remarquable vu son public de niche.

Cyrille Imbert
Cyrille Imbert© M.-H. Tamaï

Prônant une création retrogaming Do It Yourself, les frères Croes pourraient être potes avec Jack White. À l’instar des productions du musicien, leurs projets lo-fi utilisent en effet des techniques du passé pour porter une création actuelle. Une lame de fond puissante chez les gamers. Car des projets similaires sur des plateformes indé en ligne pullulent. Quant au côté physique du joypad, les années 90 résistent également au temps puisque de nouveaux jeux sortent régulièrement, en boîte et cartouche, sur Game Boy Advance, Mega Drive et Super Nintendo, notamment chez Piko Interactive.

Utiliser ses vieilles cartouches Super NES, NES et Mega Drive dans des conditions optimales est également possible grâce aux bécanes haute-fidélité d’Analogue. Plus récemment, les rééditions à l’échelle 3/4 de bornes d’arcades d’Arcade1Up se multiplient, si bien que ce dernier a triplé son catalogue, qui compte désormais une quinzaine de titres. Galaga, Pac-Man, Rampage… Comptez environ 300 euros la réplique exacte.

Underground à la fin des années 90, l’émulation rétro explosait sur le Web dans les années 2000. Ce tour de passe-passe logiciel qui permet de faire tourner, dans des conditions plus ou moins authentiques, de vieux jeux sur des PC actuels a donc fini par être avalé par le marché. Nintendo a d’ailleurs écoulé 1,5 million d’unités de sa NES Mini Classic depuis son lancement il y a trois ans. Et les rééditions « mini » de consoles et de micro-ordinateurs mythiques des années 80 et 90 se succèdent depuis lors. À l’image de la PlayStation Mini et de la Neo Geo Mini, toutes ne se valent pas. Mais certaines sont sur la voie de la rédemption, comme en témoigne la Mega Drive Mini ( lire notre encadré).

Arcade  1Up
Arcade 1Up

Monstres et compagnie

Kanye West envisageait, il y a trois ans, de nommer un de ses albums TurboGrafx-16, en hommage à une console méconnue sous nos tropiques. Aujourd’hui, le retrogaming ressemble à un phénomène de pop culture mainstream. Les ex-kids des années 90 gagnant en responsabilité et en expérience, de nouveaux jeux vintage, artisanaux et grand public voient le jour.

Lancée en 1986 par Sega sur Master System, la regrettée saga des Wonder Boy revivait l’an dernier ainsi avec Monster Boy and the Cursed Kingdom, sa suite spirituelle. Ce jeu de plateforme intégrant une dose de RPG a revu le jour grâce à un simple mail et une démo que Fabien Demeulenaere, le patron du studio Game Atelier, a envoyés à Ryuichi Nishizawa, son créateur. Ce dernier a simplement répondu quels monstres il désirait voir dans cette version. Trois millions d’euros et trois ans de développement plus tard, le jeu entièrement animé à la main est un carton. Si bien que Demeulenaere et Nishizawa se sont retrouvés sur scène lors d’une conférence tirant les bilans de leur collaboration, en marge de la dernière Gamescom de Cologne.

Analogue Mega Sg
Analogue Mega Sg

« Notre travail est comparable à ce que fait J.J. Abrams sur Star Wars . Il essaie de reproduire ce qu’il a adoré lorsqu’il était jeune. Nous reprenons donc les grandes clefs du jeu en y ajoutant une touche de modernité avec les dernières technologies. Mais l’idée est de reproduire la sensation d’époque, note Fabien Demeulenaere. Notre ambition était de transporter des joueurs comme je l’ai été à l’époque. Quand on devient adulte, on ferait tout pour reproduire ces sensations. Je suis plutôt du genre angoissé. Face au sinistre de l’actualité, le merveilleux du jeu vidéo n’est pas futile. »

Nostalgia Ultra

Fétichisme de l’objet, collectionnite, retour vers un passé réconfortant… La dynamique du retrogaming s’alimente du même carburant que celle des vinyles rares ou des vieilles motos Café Racer. Cette passion ne s’arrête toutefois pas là, comme en témoigne ces dernières années la montée en puissance du label parisien Dotemu. Cet éditeur de niche déterrait dans un premier temps des trésors oubliés du passé. Mais ce Vampisoul(2) du jeu vidéo ne s’est pas arrêté à l’adaptation HD de légendes japonaises comme R-Type, Ys et (cette rentrée) Final Fantasy VIII. L’éditeur, qui a la confiance de Square Enix, a lancé récemment The Arcade Crew, une sous-branche privilégiant des projets indé rétro comme le très bon Blazing Chrome ( lire notre encadré).

Streets of Rage 4
Streets of Rage 4

« Au début du retrogaming, il y avait une vraie dimension nostalgique. Mais au même titre que pour le cinéma ou la musique, tu ne te dis pas que tu vas écouter les Beatles parce que ça va te réconforter, mais juste parce que ça défonce (rires) ! Avec le jeu vidéo, c’est pareil », sourit Cyrille Imbert, le fondateur de Dotemu et The Arcade Crew. Posté à l’entrée d’un stand de la Gamescom recréant une chambre d’ado des années 90, ce dernier y présentait en août dernier Windjammers 2 et la très attendue suite de Streets of Rage IV.

« On a travaillé avec les créateurs originaux de ces jeux, on les a impliqués dans le processus créatif. C’est le rêve pour ces studios car ils avaient des infos et des anecdotes sur le développement original. On recevait leur feedback. Une grosse part de notre travail ressemble à une enquête, un travail d’archéologue, poursuit Cyrille Imbert. On est allés chercher un mec à Hawaï qui pensait avoir le code source d’un jeu sur CD dont je ne peux pas dire le nom. Il nous a envoyé des boîtes remplies de CD-ROM et on les a fouillées l’une après l’autre. Leurs concepteurs ne pensaient jamais être recontactés. Imagine leur tête quand on l’a fait… »

Monster Boy and  the Cursed  Kingdom
Monster Boy and the Cursed Kingdom

Happy Console Gamer, Game Sack, Metal Jesus Rocks… des dizaines de vidéastes YouTube pro documentent et chroniquent le retrogaming contemporain. À coup de millions de vues et d’abonnés, la visibilité inespérée qu’ils offrent au mouvement répand également la bonne parole du DIY. La chaîne canadienne Le Jeu, C’est Sérieux présentait la PlayChoice, borne de démo que Nintendo a distribuée en magasin dans les années 80. Sa communauté crée des cartes de jeux à greffer sur sa carte-mère. De la RetroPie qui clignote comme une machine à monter soi-même à des acharnés corrigeant les légers défauts techniques de titres comme Sonic, la planète rétro cache encore des dizaines de trésors à découvrir. Ou comment le jeu vidéo et ses nouvelles communautés (serious game, e-sport, jeu à message…) deviennent une culture pérenne.

(1) Une rencontre de développeurs de jeu vidéo indépendant qui viennent confronter leurs créations au grand public.

(2) Incroyable label musical qui déniche des pépites pop, soul, funk et world du monde entier à travers les décennies.

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