LE CHANGEMENT DANS LA CONTINUITÉ… ADRIAN TOMINE POURSUIT SON EXPLORATION DU MAL-ÊTRE AMÉRICAIN, Y AJOUTANT UN SURPLUS DE MATURITÉ ET D’AUDACE GRAPHIQUE.

Les Intrus

D’ADRIAN TOMINE, ÉDITIONS CORNÉLIUS, 118 PAGES.

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Il y a les auteurs qui ont besoin de changer régulièrement d’univers et puis il y a ceux qui grattent toujours au même endroit. L’Américain Adrian Tomine est de cette trempe obstinée-là, lui qui poursuit depuis 25 ans sa série Optic Nerve, débitée à l’unité en petits fascicules dans la grande tradition des comics avant d’être proposée en albums regroupant plusieurs nouvelles à un rythme annuel. Un mariage longue durée donc qui n’a souffert que quelques « infidélités », du côté de l’illustration notamment (New Yorker, Time…) et pour une aventure d’un soir en 2008 avec un récit autonome plus long, Loin d’être parfait.

Composé d’histoires courtes à la manière du Short Cuts de Robert Altman avec lequel il partage un goût pour les intrigues minimalistes et la dramaturgie auto-inflammable, ce work in progress dépeint le mal-être contemporain sous toutes ses formes. L’ordinaire est son terreau de prédilection, la médiocrité, l’ennui ou les frustrations ses petites bombes narratives à retardement. Un journal de bord aux teintes forcément mélancoliques qui a évolué sur le fond et sur la forme au gré des humeurs, des envies, des rencontres et des expériences de son auteur. Logique quand on sait que ce cynique repenti a commencé son projet à l’âge de 16 ans et qu’il en a aujourd’hui 40, qu’il vit à New York avec femme et enfants. En perpétuelle recherche du ton juste, il rebat une fois encore les cartes dans son nouvel album, Les Intrus, associant une focale plus courte, moins nombriliste, à une audace graphique sans précédent, toujours sous le haut patronage de ses maîtres, Daniel Clowes, Chris Ware ou Jaime Hernandez.

Jeu de constructions

Les six tranches de vies ordinaires qui défilent ici portent toutes la marque d’une dépression qui profite de la moindre occasion pour germer. Comme avec ce jardinier déconsidéré qui se rêve tout d’un coup en artiste avant-gardiste pour échapper à sa condition. Une chimère à laquelle il est prêt à tout sacrifier, jusque sa famille. Ou comme avec cette étudiante victime de sa ressemblance troublante avec une star du… porno. Un détail qui suffit à bousiller son existence. La poisse, les mauvaises rencontres (dans le très réussi Allez les Owls!, une jeune fille paumée s’en remet à un loser de la pire espèce) minent des vies étroites comme une impasse. Une écriture au cordeau teintée d’ironie servie par une palette formelle mouvante qui va du noir et blanc à la couleur, du format carte postale porté sur le hors cadre au maillage serré de cases miniatures rendant palpable le sentiment d’oppression qu’éprouvent les personnages.

Est-ce dû à ses racines nippo-américaines? Adrian Tomine ne verse en tout cas jamais dans le sordide. Un filtre visuel quasi poétique adoucit les paysages urbains. Cette dichotomie entre l’emballage, raffiné, synthétique et dépouillé, et le contenu, au ras de l’humanité, reflétant par ailleurs aussi toute l’ambiguïté des sentiments que l’on peut éprouver pour des territoires objectivement laids mais chargés émotionnellement, comme ceux de notre enfance par exemple.

LAURENT RAPHAËL

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