Avec Clair, l’ex-Innocents continue de tutoyer les hauteurs mélodiques d’une chanson qui trouve son bonheur en contrebande. Rencontre avant son concert au Botanique.

Longue barbe sombre, visage émacié, lunettes noires. Pour un peu, il pourrait presque faire peur, JP Nataf. Assis sur un banc de pierre, dans la cour de la ferme du Biéreau, à Louvain-la-Neuve, il sourit: « Bah…. J’ai pas envie qu’on dise: « Ah tiens, ce mec a l’air cool, donc je vais aimer ses chansons. » Je préfère le contraire. Je veux qu’on finisse par se rendre compte:  » Ah tiens, ce mec-là a fait 5 chansons que j’aime bien. » Ce qui est déjà pas mal. « 

Ces chansons, on les trouvera par exemple dans le répertoire des Innocents, le groupe qui lui a occupé l’esprit pendant près de 20 ans. Dans le courant des années 90, ils ont réussi à glisser dans les hit-parades une pelletée de tubes: Un monde parfait, L’Autre Finistère, Colore… Esprit punk dans un corps pop, mots français sur des accords britons, les « Innos » étaient une hypothèse en soi, un numéro d’équilibriste permanent. Ils se sépareront début 2000.

French pop

Depuis, Jean-Philippe Nataf (Paris, 1962) s’est lancé en solo. L’automne dernier, il sortait l’album Clair. Logiquement, le disque aurait dû batailler avec La Superbe de Biolay aux dernières Victoires de la Musique. Aucune trace pourtant de ce 2e album dans le palmarès… Déjà en 2004, Plus de sucre, première sortie sous son seul nom, avait eu du mal à trouver le chemin du public. Comme si la donne avait changé, qu’une pop en français n’était plus forcément au menu du jour. « J’ai eu les bonnes années. Il y a la crise du disque. Mais je pense aussi sincèrement qu’une chanson comme Un autre Finistère ne serait plus un tube aujourd’hui. Il y a trop de mots, l’harmonie est trop compliquée pour qu’un programmateur radio joue le jeu et le mette sur antenne… Je crois en réalité que cette industrie s’est un peu vidée des gens qui ont fait qu’elle a prospéré à un moment. Je pense à des directeurs artistiques comme Thierry Haupais ou Constantin. Ou des programmateurs radio qui étaient très exigeants l’air de rien. Des Monique Le Marcis, programmatrice d’RTL. Elle était capable de rentrer la même semaine Sylvain Vanot et Frédéric François! »

La carrière radio de Plus de sucre sera donc éphémère, si tant est qu’elle ait jamais démarré. Succès critique, four populaire, le disque reste calé sur la ligne de départ. Cinq ans plus tard, cet échec ne semble pas peser plus que ça sur le moral de JP Nataf. « Cela m’a surtout emmerdé pour Vincent (Frèrebeau, patron du label Tôt ou Tard, ndlr) qui n’est pas rentré dans ses frais. Et puis personnellement, j’ai quand même mis 3 ans à rembourser mon avance. C’est toujours un peu dur, mais bon… En même temps, pour la première fois, j’ai eu des retours des gens que j’appréciais lire ou écouter: des critiques de journalistes, des musiciens, des chanteurs… Donc finalement, cela m’allait. »

Voici donc Clair pour enfoncer le clou. Moins insulaire, l’album continue d’habiller ses mélodies de velours, chansons à la fois familières et comme sorties de nulle part. Il combine ainsi l’instantanéité et une approche au long cours. C’est sûr, il faudra du temps avant d’avoir fait le tour de ce disque et d’en avoir perçu toutes les subtilités. « C’est un peu orgueilleux de ma part, mais j’ai envie de faire des disques qu’on peut écouter longtemps. Cela tient aussi à cette injustice qui me frappe de plus en plus. Je m’explique. J’achète toujours beaucoup de disques. Or je vais payer la même chose pour le dernier Ron Sexsmith que je vais écouter 700 fois que pour un disque que je vais écouter trois fois avant de me lasser et le ranger définitivement. Pourquoi je n’ai pas filé plus de tunes à Ron Sexsmith? Pourquoi quand je le rencontre 6 mois après, il m’explique qu’il galère pour payer son loyer, qu’il se sépare de sa femme qui ne comprend pas qu’il continue à faire le mariole sur les routes d’Europe sans ramener de quoi bouffer? Ce disque-là, je veux le payer plus cher! »

Disque à combustion lente, Clair évolue dans une espèce d’ouate musicale, comme en apesanteur, cherchant à combiner sens mélodique et bouillonnement rythmique, les 2 obsessions de Nataf. « Au départ, je viens du punk: les Clash, Costello… Mais foncièrement, gamin, j’ai surtout avalé beaucoup de classique. J’ai écoutéWest Side Story en boucle pendant 2 ans. Kurt Weill aussi, je trouve ça fantastique. D’un autre côté, l’autre pied sur lequel je me repose, c’est la soul, le blues. C’est le label Stax, Bo Diddley, ou aujourd’hui Tinariwen, les musiques éthiopiennes… Je suis très groove, j’adore les trucs avec un seul accord. » Sur Clair, l’exemple le plus frappant reste le morceau Seul alone. Charnière du disque, son picking de guitare tourne en boucle pendant près de 10 minutes. Une sorte de transe mélodique, sur laquelle se promène la voix de Nataf. On ne sait pas forcément très bien ce qui se passe, ce qui se joue, ce qui se raconte, mais on se laisse embarquer.

Enigmes

Voilà d’ailleurs la principale qualité du disque: son mystère. Musical d’abord. On reconnaît bien là un banjo, ici un piano, qui se détachent. L’essentiel de l’action se déroule cependant dans une brume cotonneuse, comme si la chanson se construisait en direct. « Tant mieux! Pour moi, la belle musique est mystérieuse. Dans mon panthéon personnel, ce sont des chansons comme ça, dont j’ai l’impression qu’elles ne sont presque pas jouées, dont je n’entends pas les instruments. Harlem Shuffle de Bo & Earl, par exemple, ou Ghost Town des Specials. Ces chansons qui sont un peu mes phares, ce sont des chansons que je ne comprends pas. »

Clair ne l’est donc évidemment pas tant que ça. Au contraire. Cette énigme musicale se prolonge dans les textes. Là aussi, l’apparente évidence cache des labyrinthes sémantiques, aussi poétiques qu’insondables. En cela, JP Nataf détourne la pop un peu comme Bashung le faisait avec le rock, capable de commencer un disque avec ces mots: « Bandits d’honneur/Vent de mouise/Avançons dans la peau des lueurs/Imprécises »… « Mon écriture n’est pas spécialement cryptée. C’est juste qu’elle prend des détours. J’ai envie d’une phrase qui sonne, qui me fasse voyager. En fait, il suffit de suivre la musique. C’est elle qui va vous emmener quelque part. Après vous aurez compris ou pas, ce n’est pas très grave. On n’a pas besoin de tout comprendre. Il y a des photos floues qui sont magnifiques… » C’est… clair.

Jp Nataf, Clair, Tôt ou Tard/Bang!. le 17/03, au Botanique, Bruxelles.

Rencontre Laurent Hoebrechts

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