AVEC VALLEY OF LOVE, GUILLAUME NICLOUX SIGNE UN FILM FASCINANT, CONFRONTANT UN COUPLE D’ACTEURS DE LÉGENDE -DEPARDIEU ET HUPPERT- À UN CADRE APPARTENANT À LA MYTHOLOGIE DU CINÉMA, LA VALLÉE DE LA MORT, POUR UNE ERRANCE INTROSPECTIVE

Le générique de Valley of Love affiche bien grand HUPPERT-DEPARDIEU, comme si, plus que deux acteurs, il s’agissait de convoquer à l’écran l’évidence de la mythologie du cinéma. Une confusion que le film de Guillaume Nicloux -son quinzième long métrage, en 25 ans d’un parcours entamé avec Les Enfants volants– se plaît à entretenir. Les frontières entre réalité, fiction et imaginaire s’y estompent, en effet, tandis que Isabelle et Gérard, puisque le scénario a choisi de les appeler par leurs prénoms, déambulent dans la Vallée de la Mort, convoquant le fantôme de Loulou, de Pialat, c’est bien le moins, mais d’autres encore, attachés pour certains à la mémoire du lieu. « La Vallée de la Mort est un personnage du film, et le catalyseur de cette histoire, opine le réalisateur. Il est ce qui m’a permis de me projeter dans ce récit. C’est un décor très marqué par le cinéma lui-même, un lieu mythologique dans lequel se rendent deux acteurs appartenant à cette mythologie, et qui vont en plus parler de cinéma à l’intérieur du film. Il y a des correspondances, parfois intimes, parfois plus voyantes. Mais d’une certaine façon, il y a une filiation avec mon précédent film, L’Enlèvement de Michel Houellebecq, dans lequel l’introspection était également une volonté, c’est-à-dire le choix de m’intéresser finalement beaucoup plus aux personnes qu’aux personnages. »

Un piège à vérité

La rencontre du réalisateur avec la Vallée de la Mort remonte à 2012 –« un rêve éveillé, dit-il, doublé d’« un piège à vérité ». Et le cadre propice pour que jaillisse une histoire où il sera question de mort, de deuil et d’amour. Un couple, séparé de longue date, s’y retrouve pour honorer une invitation de leur fils, reçue six mois après son suicide, début d’une improbable déambulation sous cette « putain de chaleur » que Gérard n’aura de cesse de maudire. Si Guillaume Nicloux raconte avoir tout de suite pensé à Isabelle Huppert, avec qui il avait déjà travaillé sur La Religieuse, afin de jouer la mère, son élan initial le conduit à solliciter Ryan O’Neal, l’acteur de Love Story et autre Barry Lyndon, pour incarner le père. « Pour le coup, il appartient à la mythologie cinéphilique d’une façon encore plus forte, sourit le cinéaste. Il y a des références cinéphiliques qui sont pour moi très prégnantes, très nourrissantes. Et lorsque j’ai imaginé le père de cet enfant, j’ai fait appel à cette figure très emblématique qu’était Ryan O’Neal. A l’époque, j’étais encore dans une sorte de rétention qui pèse dans beaucoup de mes films, et dont je suis en train de me débarrasser, couche après couche. C’est peut-être pour cette raison que Valley of Love est celui que je livre le plus facilement, le plus honnêtement, dans la mesure où je m’expose beaucoup plus, et où je tends vers une émotion plus perceptible. Mes films précédents étaient souvent encadrés dans un prétexte de genre, que ce soit le film noir, le film fantastique, le docu-fiction avec Michel Houellebecq, l’adaptation littéraire avec La Religieuse. Avec celui-ci, j’ai pu toucher à quelque chose de plus profond chez moi, et de plus intime. Je suis arrivé à un moment personnel dans ma vie où j’ai compris qu’il fallait me confronter de façon plus directe à l’histoire que je racontais. Quand il est apparu que le projet ne pourrait se faire en anglais, j’ai rencontré Gérard Depardieu, et les choses ont fusionné. »

La présence de Depardieu n’est certes pas étrangère au trouble émanant de la toile. L’acteur s’y expose comme rarement, au propre comme au figuré. Et si son corps, massif, semble là pour faire écran, qui compose pour ainsi dire un film à lui tout seul, l’homme s’y dévoile aussi, Valley of Love faisant inévitablement écho, retenu mais assourdissant, au drame personnel qu’il a vécu. « Nous n’en avons jamais parlé avec Gérard parce que c’était assez clair. Surtout que je m’appelle Guillaume. Le trouble était évident, mais ne nous a jamais dérangés. Gérard Depardieu a un rapport très particulier avec la mort, ce n’est pas quelque chose qui l’effraie. Je pense qu’il fait partie de ces gens ayant beaucoup plus peur de la maladie que de la mort. (…) Lorsque deux acteurs comme Depardieu et Huppert vous accordent leur confiance, ce n’est pas pour la réduire ensuite. Le sujet était connu de tous, donc il s’agissait d’aller le plus loin possible ensemble. Et de traduire les émotions proposées par le film. Ce qui était assez imprévisible, c’était de voir la fragilité et l’intensité qu’ils allaient avoir dans leurs retrouvailles. Et, source de trouble pour le spectateur, de se demander si ce qu’on voit appartient véritablement à leur histoire, ou à la fiction: il y a une porosité entre ce qu’ils sont, et ce que le film leur demande d’être. »

Se laisser choisir par l’histoire

Un effet dont Nicloux sait user avec doigté, autorisant au récit l’une ou l’autre digression cocasse -ainsi de la rencontre entre Gégé et un admirateur-, tout en l’emmenant en terrain autrement plus substantiel. A tel point que le paysage majestueux qui écrase ses protagonistes semble bientôt ouvrir sur un autre, spirituel celui-là. « Je suis dans un processus d’écriture qui ne définit pas l’histoire de façon très structurée, observe le réalisateur. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’interviens à la Femis (École nationale supérieure des métiers de l’image et du son de Paris, ndlr), dans des cellules où l’on adopte un processus d’écriture automatique ne faisant pas appel à l’intellect mais beaucoup plus au ventre et au coeur. On atteint ainsi le sujet par des formes plus détournées, sans choisir l’histoire que l’on raconte mais en se laissant choisir par elle. » Une méthode « organique » qui trouve tout son sens dans Valley of Love, errance déflorant des mythes tout en ouvrant sur des horizons féconds: « Je pense que l’on ne revient pas indemne d’un lieu où on a été prêt à se livrer totalement, conclut Guillaume Nicloux. Sans le vouloir, nous sommes tellement formatés, cadrés dans un environnement nous limitant de toutes les façons possibles. Lorsqu’on veut bien se débarrasser de ces oripeaux qui nous sclérosent, on découvre des abîmes pas forcément négatifs. Je n’appartiens pas à une secte, je ne fume pas trop de drogue, il n’y a pas de Castaneda derrière moi, mais le fait de simplement pouvoir s’arrêter sur une chose, de la regarder et d’éprouver une émotion, et se laisser déborder par celle-ci, sans essayer de la bloquer, de la rationaliser, est assez fascinant. Et c’est très beau de pouvoir vivre ces moments-là encore à mon âge, alors qu’après avoir eu la chance de faire quinze films, je pourrais me sentir un peu usé, blasé, je n’en sais rien… »

TEXTE Jean-François Pluijgers, À Cannes

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