NÉS À LA FIN DES ANNÉES 60, DE LA RENCONTRE ENTRE DES JEUNES PROLÉTAIRESMODS ANGLAIS ET DES RUDE BOYS JAMAÏCAINS, LES SKINHEADS ONT PERDU LEUR IMAGE MULTICULTURELLE POUR DEVENIR LE SYMBOLE D’UN RACISME VIOLENT ET PRIMAIRE. SKA, FOOT, BASTONS ET XÉNOPHOBIE…

Pour beaucoup, ils constituent l’un des mouvements les plus violents, dérangeants et inquiétants qu’ait pu enfanter la jeunesse. Indéfectiblement associé à l’image du gros dur bas du front (tout en étant l’un de ses électeurs), la boule à zéro, nazi, sauvage et consommateur de bière tiède. La mort du jeune militant d’extrême gauche Clément Méric tué lors d’une rixe par des skins issus du groupuscule Troisième Voie avait encore en 2013 accouché de tout son lot de stéréotypes, d’amalgames et de clichés. « Skinhead ou skin. Jeune dont le crâne rasé sert d’expression à une mode violente et agressive d’inspiration militaire« : même la définition du Larousse est taillée pour effrayer la ménagère…

Le skinhead (de l’anglais skin « peau » et head « tête ») n’est pourtant au départ qu’un jeune prolétaire britannique à la « coupe d’été ». Il débarque entre le milieu et la fin des années 60 en Angleterre quand un certain nombre de Mods décident de se tourner vers leurs racines working class. « En 1968, il était aisé de distinguer les skinheads des autres personnes grâce à leur tenue, leur apparence, le genre de musique qu’ils appréciaient et leur comportement ouvertement agressif, explique le photographe Nick Knight dans son ouvrage collaboratif Skinhead. Les sixties avaient vu une glamourisation de la jeunesse -avec tous les excès possibles et imaginables-, et en soi l’émergence du look skinhead représentait une véritable contre-révolution. »

A l’époque, les cheveux (très) courts sont généralement associés aux prisonniers, aux soldats, aux matons, aux ouvriers… Petits frères des Mods qui se prennent pour des dieux avec leurs costumes italiens et leurs Vespas, les skinheads naissent de leur essoufflement et de leur division en deux groupes distincts: le clan des branchés et étudiants en arts, dits « Fashion Mods », dont ils rejettent les aspirations bourgeoises, et celui des « Hard Mods » qui leur donnera naissance.

A l’époque, une bonne partie des Mods (première génération réellement bénéficiaire de la société d’abondance chère à Macmillan) en termine avec le dandysme et l’élégance, le rhythm’n’blues, la soul et le jazz pour rejoindre le mouvement hippie et ses grands idéaux. Les autres, ceux qui sortent des banlieues et des couches populaires, s’opposent à leurs aînés pour qui les barrières sociales ne seraient que « des vieilleries à dégager ». Sentant venir la prise de pouvoir de la classe moyenne, ils revendiquent leur identité ouvrière dont ils redoutent la disparition et la soumission mais restent des black music lovers. Ils sortent dans des clubs comme le Ram Jam, où ils fréquentent de jeunes Noirs, immigrés ou fils d’immigrés jamaïcains dont ils aiment les cheveux courts, les pantalons feu de plancher et un argot qu’ils n’hésitent pas à emprunter.

Mode vestimentaire et musicale rattachée à aucun mouvement politique mais illustration de l’influence exercée par les formes culturelles noires sur les subcultures britanniques, la première vague skinhead doit beaucoup à ces rude boys, voyous qui flirtent avec la délinquance et qui les fascinent par leur insoumission et leur vitalité. Les Teds avaient le rock’n’roll. Les Mods avaient la soul, le son de la Motown et le British Beat. Les Skins, eux, s’accaparent la musique que les communautés noires du South East londonien ont emportée dans leurs bagages et dont les Modernistes étaient déjà des adeptes: le ska et le rocksteady. La connaissance des derniers soundsystems en vogue est d’ailleurs un signe de reconnaissance chez les premiers skins. Les pubs anglais de l’époque refusent souvent l’accès de leur établissement aux jeunes Noirs. Les espaces d’expression et d’affirmation que sont les soundsystems propagent leur musique.

Avec leur pouvoir d’achat (aussi relatif soit-il), les skinheads permettent à des artistes comme Max Romeo et Lloyd « Charmers » Tyrell de rentrer dans les charts. C’est bien simple: entre 1968 et 1972, les audiences du ska, du rocksteady et du early reggae sont telles qu’il s’en vend davantage sur le sol anglais qu’en Jamaïque. Les skinheads participent grandement à leur développement et à leur succès populaire et les musiciens jamaïcains le leur rendent bien. Ils leur dédient clairement des morceaux: Skinhead Train de The Charmers, Skinhead Revolt de Joe The Boss, Skinhead Invasion de Laurel Aitken ou encore Skinhead Speak His Mind et Skinheads Don’t Fear des Hot Rod Allstars… Mettent des skins sur la pochette de leurs disques de reggae. Le signe d’une reconnaissance, d’un respect partagés mais aussi évidemment d’une stratégie commerciale.

Les premiers skins s’entendent bien avec leurs voisins jamaïcains. De nombreux Noirs sont d’ailleurs skinheads et possèdent leur propre bande comme les Kilburn Black. « J’ai grandi en même temps que le premier mouvement skinhead anglais, quand un skinhead était encore un fan de reggae, obsédé par son image et absolument pas raciste, expliquait en 2003 Paul Simonon aux Inrockuptibles. J’ai grandi parmi les Jamaïcains et ils m’ont appris beaucoup de choses sur l’élégance. Par exemple, si je mettais des bretelles, il fallait que dans le dos, elles descendent droit le long de la colonne vertébrale. »

Lames de rasoir, étoiles de ninja et fléchettes

Très tôt cependant, les skins affichent leur goût pour la castagne. Un amour non dissimulé qu’ils s’en vont consommer dans les stades de foot où la violence est apparue au début des années 60, générée par la jeunesse working class et banalisée dans un milieu du sport qui rime de plus en plus avec affaire de pognon. Phénomène bien encombrant pour les responsables de clubs qui cherchent à attirer des familles à leurs rencontres, les affrontements avec la police et les supporters adverses offrent à ces jeunes d’origine modeste un pouvoir et une excitation qui ne leur sont d’habitude pas permis. Etoiles de ninja, peignes aiguisés, lames de rasoir glissées entre les doigts ou sur les bottes… Les skins rivalisent d’ingéniosité et font usage d’armes les plus diverses, souvent planquées dans des poches secrètes cousues dans la doublure de leurs vestes. La Millwall brick n’était par exemple qu’un simple journal roulé en plusieurs épaisseurs qu’ils rigidifiaient à l’aide d’un liquide, et, en 1969, ils auraient aussi nourri un intérêt soudain pour le lancer de fléchettes…

« Les skins usent du seul pouvoir qu’ils possèdent: celui de n’avoir (quasiment) rien à perdre. » Certaines bandes peuvent compter jusqu’à 200 membres. Les filles sont rares mais acceptées et se révèlent d’ailleurs fort pratiques quand il s’agit de dissimuler des armes et des pilules. Mais à l’époque, les skins ne se battent pas que pour les couleurs de leurs footballeurs préférés: ils s’affrontent aussi pour contrôler leur territoire, leur quartier. Une violence qui s’explique sans doute en partie par le changement en profondeur des grandes villes sur le plan urbain. Ils détestent les Pakistanais, oui. Mais abhorrent aussi les homos, les rockeurs et les étudiants…

Skinhead et nationalisme

Début des années 70, quand le reggae, musique récréative, se fait le support d’une foi mystique et ethnocentrée, le principal véhicule du rastafarisme, les skinheads se sentent exclus. Ils perdent contact avec les rude boys devenus rastas… Volontairement hostile à la politique et aux syndicats, le mouvement skin se radicalise à la fin de la décennie, peu à peu abandonné par ses éléments les plus modérés (lassés des stigmatisations et des arrestations par la police). Après s’être faits tout petits de 1972 à 1976, les skinheads se réveillent et répondent aux dommages collatéraux du choc pétrolier de 1973 et de la politique économique libérale menée par Margaret Thatcher: l’abandon de la classe ouvrière et sa précarisation économique et sociale. « Dans les années 70, j’étais une espèce de punk artiste de classe moyenne, expliquait l’an dernier au Vice Tobby Mott, auteur de Skinhead: An Archive. Le truc cool du punk à l’époque, c’était qu’il s’agissait vraiment d’un mélange où les classes sociales et les races n’avaient pas d’importance. Mais à la fin des années 70 et au début des années 80, le mouvement punk s’est retrouvé divisé. D’un côté, il y avait les punks de gauche et de l’autre, il y avait la culture skinhead. »

Les skinheads des années 80 tirent leurs racines du punk et certains groupes comme Sham 69 oscillent entre les deux cultures mais le torchon brûle. La scission est inévitable avec ces mecs souvent issus d’écoles d’arts, beaucoup plus friands de références culturelles, moins violents et moins extrémistes dans leurs slogans et tracts.

Madness, comme d’autres groupes du label 2Tone, attirait au départ énormément de skinheads avec ses reprises de ska et de rocksteady mais étiqueté fasciste par la presse, il préféra se séparer de cette partie de son public. Les skins se rabattent alors sur des groupes prêts à jouer dans toutes les conditions, notamment à l’occasion des bastons… Apparus en 1980, les groupes Oi!, pro britanniques, pro ouvriers, s’approprient les refrains et la mentalité des tribunes de stade de foot mais auront tout autant de mal à éviter les amalgames entre leurs propres supporters et ceux du National Front et du British Movement qui se mettent à les suivre. Cette étrange tentative de récupération d’un courant musical et d’une contre-culture popularisera, avec l’appui des médias et de leurs raccourcis, l’accoutrement skinhead au sein des milieux nationalistes.

Le mouvement skin se caractérise par un nombre assez incroyable de fondamentales contradictions. Il a l’image et un noyau racistes mais trouve ses racines dans le métissage. Sa deuxième vague a adopté un rôle politique totalement absent du mouvement des origines qui se méfiait de tous… Et que dire des jeunes gays de Grande-Bretagne qui se sont étonnamment mis à revêtir le costume de leurs oppresseurs? Après les avoir redoutés, voire craints, les homosexuels s’habillaient comme eux et des centaines de skins gays se promenaient sur King’s Cross. Même Nicky Crane, considéré comme l’un des plus célèbres skinheads de tous les temps, un raciste convaincu, leader du Mouvement britannique, a fait son coming out… Le sulfureux Bruce LaBruce, figure de proue du cinéma underground queer qui a commencé sa carrière artistique dans des fanzines punk homosexuels, a d’ailleurs incarné un coiffeur amoureux d’un jeune skin dans son premier film, No Skin Off My Ass (1991). Aujourd’hui, si leur image est plus stéréotypée et ancrée dans les esprits que jamais, les skinheads restent profondément divisés, que ce soit sur leurs références musicales ou leurs attaches idéologiques.

TEXTE Julien Broquet

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