EDGAR REITZ SIGNE AVEC DIE ANDERE HEIMAT UN CHEF-D’oeUVRE, ENTRE ÂPRE RÉEL ET RÊVE D’AILLEURS.

Il pensait en avoir fini avec cette saga familiale née d’une réflexion sur une île de la Mer du Nord où il s’était réfugié après une cuisante déroute. Un projet Heimat qu’il compare à « une haute montagne à escalader« . « C’était en 1980, se souvient Edgard Reitz, j’avais engagé tout mon argent dans un film dont l’échec m’avait ruiné, au point de me demander si j’avais bien fait de devenir réalisateur… » De cette crise artistique, économique et existentielle naquit « l’idée d’écrire l’histoire de ma famille« . Bloqué sur l’île par la météo extrême d’un hiver particulièrement dur, le cinéaste rédigea en quelques semaines ce qui allait devenir le premier pan de la série télévisée la plus extraordinaire jamais produite en Europe. Librement inspiré d’une mémoire intime adossée à l’Histoire, Reitz entreprit sur une vingtaine d’années cette monumentale trilogie (Heimat, Die Zweite Heimat, Heimat 3) suivie -en 1986- d’une conclusion (Heimat-Fragmente), « en principe définitive« .

Sa formidable saga balayant tout le XXe siècle achevée, pourquoi donc le réalisateur nous offre-t-il aujourd’hui Die Andere Heimat, un chef-d’oeuvre absolu (lire critique page 23)? « Je pensais que c’était assez, rit rétrospectivement Edgar Reitz, mais il restait une histoire qui voulait être racontée, qui devait être racontée: celle de l’émigration massive d’Allemands, vers les Amériques essentiellement, au XIXe siècle. » Si ce qui n’était qu’une idée envisagée voici 20 ans s’est finalement imposée au cinéaste, « c’est par la dramatique actualité du sujet, avec tous ces pauvres gens qui quittent aujourd’hui l’Afrique pour une vie meilleure et tentent de rallier l’Europe en traversant la Méditerranée. Les émigrés allemands des années 1840 étaient la première génération à savoir lire. Et à pouvoir connaître ce qui s’écrivait sur le Nouveau Monde. Aujourd’hui, même là où on ne sait pas lire, il y a Internet ou en tout cas la télévision… Et donc cette rencontre d’un besoin urgent et de l’information, matrice de toute émigration! Le point commun aux émigrés d’alors et d’aujourd’hui étant qu’ils n’ont pas de billet de retour… »

Pas question cette fois de destiner ce nouvel Heimat à la télévision! « J’ai tout de suite su qu’il faudrait un écran de cinéma, et un écran large, car cette histoire-ci, épique, repose énormément sur les rapports entre les Hommes et le paysage. »

Du vrai avec du faux

Une fois prise l’option de situer l’action dans le village fictif de Schabbach (« par souci de liberté maximale« ), il a fallu bâtir ledit village. D’abord sur papier à dessin, puis en maquette et enfin dans la réalité, avec la collaboration d’une équipe riche d’une centaine de personnes en plus des comédiens. Un travail de titan, pour lequel se multiplia le décorateur Tony Gerg, mort dans son sommeil durant le tournage… « Le film lui doit beaucoup, et le mur bleu qui revient plusieurs fois est un hommage à Tony, qui l’avait peint lui-même, de ses mains. »

Quatre ans de préparation auront précédé la réalisation de Die Andere Heimat. « D’abord de longues recherches car la vie quotidienne des pauvres de l’époque n’est pas documentée, ni dans la peinture ni dans la littérature, explique Edgar Reitz. Nous avons dû tout recréer, le village mais aussi les vêtements, les objets. Il fallait que tout soit réel, jusqu’au moindre détail, pour que l’ensemble le soit. Tout ce qui est derrière les portes, derrière les fenêtres, l’est aussi. Et tout ce que la caméra ne montre pas, le hors-champ: des grains minuscules traversent l’image, provenant de la paille qui reste hors du cadre…  » Et le cinéaste de s’enthousiasmer pour une création « qui atteint la vérité tout en n’ayant rien de spontané, et où le faux produit du vrai. » A commencer par l’image, digitale pour la première fois chez Reitz. « Le noir et blanc n’existe pas en digital, et pourtant le film est en noir et blanc! Nous avons tourné sans aucune lumière électrique, rien qu’à la lumière du jour et à celle des bougies, des flambeaux, des lampes à huile, mais le digital permet de travailler la lumière comme on le souhaite! De faire apparaître des détails en couleur, comme ces cerises dont le rouge signale que nous sommes en été… » Le cinéaste s’émerveille devant les possibilités offertes aujourd’hui par un support digital « qui nous ramène comme au début du cinéma, quand tout un langage était à inventer! » « Nous vivons une nouvelle naissance du 7e art, et pas son déclin et sa mort, comme l’annoncent certains« , clame-t-il avec dans ses yeux d’octogénaire une excitation de gamin.

Edgar Reitz sourit quand on évoque la propension des critiques de son pays à trouver « éminemment allemande » une oeuvre qu’il a voulu et réussi à rendre universelle. « Le problème, réagit-il, est que les Allemands ne savent pas ce qu’être allemand signifie! Ils cherchent, et cherchent encore, en s’interrogeant: « Qui sommes-nous? » Notre nation a connu beaucoup de drames, elle a vu se succéder un empereur et puis Hitler, avec deux guerres mondiales et puis la coupure en deux du pays. D’où cette question de l’identité qui revient encore et encore. Moi, je ne me la pose pas. Je ne me sens pas particulièrement allemand. Je suis né dans une région située à 30 km de la frontière luxembourgeoise, et à 40 km de la frontière française. Nous avons même par deux fois appartenu à la France! Quand Jakob, le héros de Die Andere Heimat, est saisi d’exaltation, il ne crie pas « Freiheit!« , mais « Liberté! »

RENCONTRE Louis Danvers

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