Femi et Made Kuti: interview avec le fils et le petit-fils de Fela, dans les pas du roi de l’afrobeat

"Tous les jours, tu entends: "Fela disait ceci", "Fela était cela", "Il s'est sacrifié pour l'Afrique". Et bien sûr, tu as sa musique. Quand quelqu'un comme Beyoncé ou Jay-Z parle de lui, ça rend fiers les Nigérians." (Femi Kuti, ici avec son fils Made) © SEAN THOMAS
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Femi Kuti sort son onzième album conjointement avec le premier de Made, son fils. Nigeria, Covid, africanisme… Conversation au long cours avec la descendance de Fela.

Ils habitent dans les faubourgs de Lagos. À une demi-heure du New Africa Shrine, le centre de divertissement/bar/salle de concerts qui a remplacé le night-club créé par Fela en 1970 et incendié par l’armée sept ans plus tard. Femi Kuti et son fils Made vivent dans le même complexe résidentiel mais pas dans le même building. Deux minutes de marche à peine les séparent. Ils sont chacun devant leur ordinateur, complices, pour raconter Legacy +, un projet qui voit double et rassemble le onzième album du père (Stop the Hate) et le premier du fils (For(e)ward).

Comment est née l’idée de ce double album?

Femi: En 2019, Made allait sortir son premier disque. Moi, j’en avais prévu un pour 2020. Je lui ai proposé de les publier conjointement. Je pense que ça n’a jamais été fait. Je n’ai pas connaissance d’un père ou d’une mère qui a sorti de cette manière un disque avec l’un de ses enfants. Je me suis dit que c’était unique, que c’était important de montrer nos racines et ô combien Made est important pour moi. Je voulais aussi inspirer les gens, répandre de l’amour.

Made: J’ai trouvé l’idée géniale. Je n’aurais pas pu rêver meilleure introduction à l’industrie. Bien sûr, il y aura le poids des comparaisons. Mais c’est une bonne chose. Tu as l’occasion d’écouter un vétéran et un nouveau-né. C’est plutôt joyeux.

Femi, te souviens-tu de ton tout premier disque?

Femi: C’était en 1989. Mon père n’a vraiment pas du tout aimé. Les Européens l’ont apprécié, mais la plupart des Nigérians l’ont trouvé compliqué. J’ai vraiment reçu deux accueils fondamentalement différents. C’était en rupture avec ce que faisait Fela. Les Nigérians ont commencé à se dire que je n’étais pas trop mauvais en 1994 ou 1995. Je rendais déjà les Français fous depuis longtemps (rires).

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Vous avez intitulé le projet Legacy +. C’est facile à porter un héritage comme le vôtre?

Femi: J’ai toujours eu du mal avec les comparaisons. J’aimais beaucoup mon père. Je le respectais. Mais je n’ai jamais compris qu’on nous compare. Je tenais juste à faire de la musique. C’était un choix personnel. Je me demandais pourquoi les gens stressaient et me communiquaient leur anxiété. Je ne cherchais pas à égaler ou dépasser Fela. Les Européens ont été plus patients. Ici, au début, les gens voulaient que je sois mon père et rien d’autre.

Made: La créativité, selon moi, reflète qui on est. Même quand c’est à travers des personnages. Je suis différent de mon père comme mon père est différent de Fela. Et au-delà de la musique, papa est un père différent. Quand Fela travaillait sur ses propres disques, il ne comprenait pas que mon père veuille son indépendance et pourquoi il tenait à entreprendre son propre voyage. Il n’a pas approché la situation de manière paternaliste. Il n’a pas fait preuve d’amour pour cette courageuse prise de liberté. Et ses fans l’ont suivi dans cette attitude. Papa est content de mon voyage. Il me soutient. C’est beaucoup plus facile pour moi que ça l’a été pour lui.

Made, tu as étudié la musique en Angleterre, dans la même école que ton grand-père. Ça a exercé une grande influence sur toi et cet album?

Made: À Londres, j’ai grandi en tant que musicien et être humain. J’ai beaucoup lu, étudié différents types de musiques. Certaines dont j’ignorais même l’existence. Je voulais que mon album ait du caractère et soit facilement identifiable. Qu’il me ressemble. Y introduire les techniques que j’avais apprises. Ezra Collective, Nubya Garcia, Cassie Kinoshi de Kokoroko… J’ai rencontré beaucoup de monde, mais je n’ai pas passé énormément de temps avec eux. J’étais tellement absorbé par le boulot. Le niveau au conservatoire était vraiment impressionnant. Ça m’a poussé à réfléchir. Suis-je un musicien? Qu’est-ce que ça signifie? Qu’est-ce que j’essaie de devenir? Est-ce que je m’investis assez pour y arriver?

Quelle est l’histoire de vos disques respectifs?

Femi: J’essaie à chaque fois de me laver la tête avant d’attaquer de nouvelles compositions. Je veux arriver avec quelque chose de frais, de nouvelles idées. Pour l’instant, alors que je fais la promo de ce disque, je réfléchis déjà aux directions que je veux emprunter pour le suivant. Stop the Hate traite des mêmes sujets que d’habitude mais prend une couleur relativement unique avec ma maturité et mon expérience dans l’afrobeat. Généralement, j’entends la mélodie et le rythme et je me demande ce qui m’ennuie et me dérange le plus dans la société. Les Africains, les Syriens, les Afghans, tout le monde est en train de migrer… L’Europe ferme ses frontières. Les gens meurent en mer. Il y a beaucoup trop de haine dans ce monde. Quand je lis les journaux et regarde les infos, j’ai le coeur brisé par les images qui défilent devant mes yeux. Comme le sujet est triste, la musique procure de la joie. Le message est amer, tu as besoin d’un soft pour le digérer.

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Made: Mes chansons ont chacune un point de départ différent mais je joue de tous les instruments moi-même. Comme mon père, j’écris sur les choses qui me préoccupent. Free Your Mind, par exemple, a été inspiré par une chanson de papa: Set Your Minds and Souls Free. J’ai vraiment essayé de comprendre ce que ça signifiait. Les gens sont obsédés par l’argent, par le succès, par les belles voitures. Il en oublient de regarder autour d’eux. La nature, les autres, l’amour. Ce qui est censé nous guider en tant qu’espèce humaine. Free Your Mind parle de briser ces frontières que le système éducatif nous impose trop souvent et de se retrouver en utilisant la pleine capacité de notre esprit. Young Lady a été inspiré par le documentaire Sex for Grades, d’une réalisatrice nigériane. Il parle des abus sexuels commis par des maîtres de conférence sur de jeunes filles dans des universités à Lagos et au Ghana.

C’est un peu le regard d’un Nigérian de retour au pays après un long séjour à l’étranger?

Made: Peut-être, oui. Les humains ont une telle capacité d’adaptation. On est une espèce en permanente évolution. Beaucoup de Nigérians, qui ont été plongés dans les pires conditions que tu puisses imaginer, ont survécu parce qu’ils sont des êtres humains. Mais maintenant qu’ils sont satisfaits de ce qu’ils ont, ils n’éprouvent aucun désir de se battre. Tu vois avec du recul comment les sociétés et les communautés évoluent. Les allers-retours de Londres à Lagos, c’était de l’électricité, pas d’électricité. Une bonne éducation, une mauvaise éducation. Tu vois deux « pôles extrêmes » de société et tu te poses des questions. Les Noirs sont-ils inférieurs? Ne peuvent-ils réussir ce genre de choses? Ce n’est définitivement pas ce que je pense. On est ce qu’on est à cause de tout ce qui a pu se passer depuis le XVIe siècle. L’esclavage, la colonisation, la mauvaise gouvernance, la corruption. Au Nigeria, beaucoup de mecs diaboliques au pouvoir sont soutenus par des pauvres. Les hommes, les femmes et les enfants défavorisés sont programmés à ne pas se battre dans leur propre intérêt. On ne leur laisse entrevoir aucune chance de victoire. Lors de récentes manifestations, l’armée a tiré dans la foule. Le gouvernement peut tuer et il peut le faire en toute impunité.

Femi: Du temps de mon père, c’était deux dollars pour un naira. Aujourd’hui, il te faut 380 nairas pour un dollar. C’est de pire en pire d’année en année. Je ne sais pas comment la tendance pourrait s’inverser. Mais je reste optimiste. Je dois l’être.

L'Afrobeat de père en fils.
L’Afrobeat de père en fils.© SEAN THOMAS

Génération après génération, politicien après politicien, l’Histoire se répète.

Femi: Et pas seulement en Afrique. C’est le cas partout dans le monde. Regarde Washington. Tu a vu les partisans de Trump? On les a vus nous aussi. Qui dès lors est l’Amérique pour venir nous donner des leçons? La plus grande nation démocratique au monde a des problèmes. On a le droit d’avoir les nôtres. C’est le signal que les États-Unis nous ont lancé. En Ouganda, plus personne ne peut s’exprimer. Le gouvernement a déjà tué tellement de citoyens. Personne n’y fait quoi que ce soit. L’Union africaine est muette. Les Nations Unies sont tout aussi discrètes. Pareil au Congo. La liste des injustices est sans fin. Mais ceux qui croient en la paix et l’amour ne doivent pas succomber au mal. Le grand changement n’est pas arrivé du temps de mon père, de Patrice Lumumba, de Malcolm X. Ce ne sera peut-être pas de mon vivant. Mais comme tu le vois, ça préoccupe mon fils. Et j’espère que ce sera aussi le cas de ses enfants. Il faut continuer à se battre en vue d’une meilleure vie pour tous.

Personne ne le fera à notre place.

Femi: Oui, nous devons prendre nos responsabilités. Il faut toujours se poser cette question: que fait-on vraiment pour être de meilleurs êtres humains? S’il n’avait pas eu le bon sens, la capacité de penser par lui-même et d’étudier, Made aurait très bien pu gaspiller mon fric à Londres à aller au cinéma, fumer, boire et draguer les filles. Je suis content parce que c’est sa propre détermination qui a fait la différence. Il faut donc toujours se demander: est-on meilleur que ceux que l’on critique et que ferions-nous si nous avions le pouvoir? Les petits changements que l’on apporte durant notre existence perdurent longtemps. La première bataille est à mener entre nous avant de s’adonner aux critiques internationales.

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Que vaut la scène musicale actuellement au Nigeria?

Femi: J’aimerais que davantage de musiciens puissent s’exprimer et leur offrir la possibilité d’enregistrer leurs propres disques. Pour l’instant, ce sont moins les artistes que les entertainers qu’on entend. Pour moi, la musique est aussi sérieuse que la médecine, le droit ou l’ingénierie… Beaucoup dans le milieu sont surtout intéressés par la célébrité et la fortune. Des choses qui n’ont pas vraiment de sens pour les vrais musiciens. C’est sympa pour danser mais quand tu vois l’investissement que Dizzy Gillespie, Charlie Parker, Miles Davis ou même Stevie Wonder, James Brown, Michael Jackson et Prince ont mis dans leur musique, tu n’as pas envie de voir des mecs planqués derrière leurs ordinateurs et des gimmicks.

Made: Il y a des trucs quand même. Je pense à The Cavemen. Des potes, deux frères, qui font du highlife moderne. Ou encore à Bez (Emmanuel Idakula, NDLR). Il y a un tas d’autres choses mais souvent très underground.

Comment ça se passe chez vous avec le Covid?

Femi: On en connaît qui sont morts, d’autres qui n’y croient pas encore. Beaucoup n’ont même pas l’opportunité d’y réfléchir. Ils sont trop pauvres pour avoir le temps de penser à quoi que ce soit d’autre qu’au moyen de se nourrir. Pour l’instant, on ne peut pas ouvrir le Shrine. On a 83 employés sans boulot qui ont des familles à entretenir. C’est impossible pour nous de prendre soin de tout le monde. C’est douloureux. Ça fait quasiment un an. On ne pourra plus tenir des masses de temps… On ne va pas rester fermés indéfiniment. L’économie est en si mauvais état. En rue, les gens portent des masques depuis que le gouvernement l’a imposé et met des amendes. Moi, je ne sors pas. Déjà d’habitude, je ne bouge pas beaucoup. Je suis très prudent. Tous ceux qui me côtoient et aiment sortir doivent prendre de vraies et sérieuses précautions. Je leur fais changer de vêtements.

Quel regard jetez-vous sur l’évolution du panafricanisme ces dernières années?

Made: Autour de moi, je ne vois aucune forme d’évolution. Le rêve des Africains est trop souvent de quitter le continent. Moi je veux toucher les vies ici. C’est triste de se dire que la majeure partie d’entre nous investit son travail et ses connaissances à l’étranger plutôt que d’en faire profiter le pays. Je n’ai jamais pensé rester en Angleterre. Papa m’a posé la question, m’a dit de réfléchir. Ce n’était pas une option.

Femi: Du temps de mon père, il n’y avait que lui. Aujourd’hui, de plus en plus de gens parlent librement. De plus en plus de jeunes se sentent concernés. Quand on comprendra tous que l’Afrique est notre maison, qu’on doit être ici pour la développer et se battre, ça ira mieux pour tout le monde.

Femi & Made Kuti – « Legacy + »

Distribué par Partisan/Pias. ***(*)

Femi et Made Kuti: interview avec le fils et le petit-fils de Fela, dans les pas du roi de l'afrobeat

L’afrobeat est loin d’en avoir fini avec la famille Kuti. Alors que Femi, 58 ans, sort avec Stop the Hate un onzième album politique et groovy, le fils de Fela en profite pour présenter fièrement sa progéniture. Made, qui joue depuis quelques années dans le groupe (Positive Force) de son paternel, a enregistré seul les huit titres de For(e)ward. Un disque plus inégal (une voix parfois faiblarde) d’afrobeat moderne aux accents reggae qui entretient l’héritage musical mais aussi politique familial. Deux albums et deux Kuti pour le prix d’un. Avec Legacy +, dansez engagé et africain.

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