SON JAZZ TIRE VERS LA POP MALLÉABLE QUI FAIT GRONDER LA RYTHMIQUE ET SUER LA MÉLODIE: LE FRANÇAIS ERIK TRUFFAZ NOUS ACCORDE UNE ENTREVUE À KREUZBERG, L’ANCIEN NOUVEAU BERLIN. AVANT SON CONCERT AU BOZAR.

Merci à l’hiver allemand. Erik Truffaz réchappe juste d’une oreille interne enflammée, pas top pour un instrumentiste qui tient sa musique par le souffle. Et gonfle la trompette comme des générations de bronchidés avant lui. Là, dans un hôtel de Kreuzberg échappé de Marie-Claire en germanavision -la télé diffuse des images de feu ouvert- Truffaz, 53 ans, récupère sans maugréer d’une semaine de tournée. « Je me mets rarement en colère: en partie grâce aux lectures bouddhistes, même si je ne suis pas croyant et considère que les religions sont l’ennemi de l’humanité. Plus on se donne de l’importance, plus la vie est difficile: il faut identifier la personnalité qui en nous, est dirigée par l’ego, et lui donner des baffes. » Bientôt flanqué d’un couvre-chef de jewish boy graniteux, Erik Truffaz, mesure ses termes avant de répondre: « Une conversation, c’est comme un échange entre musiciens, un partage, faut pas que l’un ou l’autre se mette trop en avant. » L’ombre de carnassiers rock, tyrannisés par leur propre moi, passe dans le lobby berlinois. La conversation zappe alors sur Lou Reed que Truffaz adore: « Un jour d’été, je suis allé à Coney Island, à cause du disque de Lou Reed, des gens pêchaient, une session de mode se déroulait sur la plage. J’ai aimé. » Né à Genève parce qu’il habitait de l’autre côté, français, de la frontière, ce gamin de milieu populaire, découvre le bal, le rock et puis le jazz. Le flonflon est hérité de papa qui parcourt la région en faisant des reprises le samedi soir: « J’ai commencé dans la fanfare locale à six, sept ans et là, dès treize ans, j’ai fait du bal, un moyen d’expérimenter d’autres musiques. On habitait en France mais j’écoutais la radio suisse qui diffusait les concerts de Montreux, c’est là que j’ai découvert Led Zep, Deep Purple, et bien sûr le jazz. Quand j’ai entendu Charlie Parker et Dizzy Gillespie jouer ensemble, c’était comme Hendrix la première fois, je suis tombé sur le cul. »

Sorte de bleu

Avec Miles Davis, l’influence sera plus majeure: « S’il existe une filiation, c’est d’abord parce qu’on joue tous deux de la trompette (sourire) mais aussi parce que Miles a sans cesse essayé de renouveler sa musique, en absorbant son époque. Le temps présent est aussi l’ingrédient de ce que je fais en quartet et qui cherche l’espace et le mystère« . Alors bien sûr, en 17 albums, Truffaz a croisé le souffle filandreux de Miles, trouvant via l’héritage du maître de Kind of Blue, une géométrie musicale sans cesse mouvante. Truffaz a joué avec beaucoup de gens, souvent des chercheurs, l’anglo-indien Talvin Singh ou le compositeur électro mexicain Murcof. Avec ce dernier, il prépare d’ailleurs un projet scénique en compagnie de Bilal, le dessinateur-réalisateur français. Tout en restant fidèle aux musiciens qui l’accompagnent depuis un bout de temps, en particulier le bassiste Marcello Giuliani. Avec le batteur Erbetta, ils forment une section groove et ronde, qui pond des élans caoutchouteux, souvent étirés en propositions charnelles. « Ma rythmique est influencée par la Tamla Motown et la pop, je travaille avec les mêmes musiciens depuis les années 90: on construit des morceaux binaires -comme dans le rock- dans l’idée de faire une musique à la fois savante et populaire. » Sur la scène de la Festsaal de Kreuzberg, un club rock à l’allure de bastringue décadent, l’heure est au soundcheck. Le claviériste Benoît Corboz, caresse les touches du piano Fender, un original de 1974: le son du clavier, remplit l’air de plaisir vibratoire. Plus tard en scène, avec la chanteuse guest Anna Aaron -de la Suisse allemande- ce beau monde va rentrer dans un long serment nouant des sensations d’hypnose et d’élasticité. « Ma musique est vraiment le résultat d’un travail de groupe, de compositions menées ensemble. On pourrait dire qu’elle est spirituelle dans la mesure où elle établit une forme de connection avec le cosmos (sourire). Je vis le concert comme une méditation: on plonge dedans et puis c’est intéressant quand on « détruit » les routes préétablies. C’est cela qui me rattache au jazz, l’improvisation. J’ai aimé la façon dont John Coltrane et Ornette Coleman ont exploré au plus loin la forme du jazz, même si je me reconnais davantage dans les mélodies de Don Cherry ou dans le travail de Jon Hassel, le premier à la fin des années 70, à aller ainsi vers la pop.  »

Si le dernier album de Truffaz s’appelle El tiempo de la revolución, c’est aussi parce que l’époque n’est pas très inspirante: « Je ne suis pas contre le fait de gagner de l’argent, mais cette politique ultra libérale qui construit des rois de la finance, hors des préoccupations du monde, montre clairement ses limites. La musique ne se situe pas en-dehors de la politique: en concert, je propose une forme de rêve mais je veux aussi pouvoir me situer dans mon époque, ne pas y être indifférent. On dit que le jazz se « jouellise » mais c’est la société qui suit cette voie où tout semble, désormais, propre. Ceci dit, dans le groupe, il n’y a pas de « pétés » (sourire)« . En Amérique, la réussite de Truffaz est moins flagrante qu’en Europe où il tourne beaucoup: le dernier périple là-bas, s’est déroulé sans le support de son label Blue Note et comme le dit Laurent, le manager suisse: « Visiblement, ils préfèrent investir dans le marketing de Norah Jones que dans celui d’Erik« . Bon, à la fin de la journée, Truffaz nous définit ce qui compte vraiment dans la vie: « Les « shots » des concerts et ceux de faire l’amour« . On suppose que dans le petit village de Bourgogne où il réside avec femme et deux enfants depuis quelques années, au moins l’une des deux propositions tient la route.

EN CONCERT LE 2 MARS À BOZAR, WWW.BOZAR.BE, CD EL TIEMPO DE LA REVOLUCION CHEZ BLUE NOTE/EMI.

TEXTE PHILIPPE CORNET, À BERLIN

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