Triple je

Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

L’artiste, un entrepreneur? C’est en tout cas le rôle que la société souhaite le voir endosser. Otherwise and Beyond prouve qu’il n’en va pas toujours ainsi.

Otherwise and Beyond

Exposition collective, Levy.Delval, 9b rue Fourmois, à 1050 Bruxelles. Jusqu’au 08/07.

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C’est une exposition étourdissante et flamboyante que propose la galerie Levy.Delval. Une sorte de joli coup de pied envoyé dans la fourmilière du conformisme que l’on prescrira comme salutaire juste avant d’enfoncer sa tête dans le sable des vacances. Sa trame a sédimenté dans l’esprit de Florent Delval, qui a profité de l’occasion pour déployer des sujets avec lesquels il chemine depuis de nombreuses années. Des obsessions? Pas vraiment, plutôt des réflexions récurrentes. Celles-ci ont été traduites en un group show remuant qui prend la forme d’une galerie de portraits multiples. Otherwise and Beyond se penche sur le rôle assigné à l’artiste. Ce dernier se doit aujourd’hui de faire carrière. Les maîtres du genre en la matière, ceux qui ont tout compris des ficelles, sont des pointures à la tête de véritables entreprises. On pense à Anselm Kiefer, Damien Hirst, Jeff Koons et aux pelletées d’aspirants qui tambourinent à la porte de la gloire. Sans prendre position ou arrêter un jugement moral, l’accrochage ose la question d’une autre voie à emprunter. Un chemin tout au long duquel la puissance sociale et symbolique de l’artiste resterait intacte, un tracé inédit qui oserait mener nulle part. Sur papier, Florent Delval a choisi huit artistes à jamais perdus pour le système. Qu’ils soient bouffons, psychotiques, clochards ou encore shamans, les personnalités retenues sont en réalité bien plus: des doubles, voire des triples, les accompagnent fidèlement, troublant à jamais le fondement individualiste, ce dogme vécu comme essentiel par notre société. Irrécupérables? Ils le sont définitivement… et heureusement.

Somptueux perdants

Dès l’entrée dans la galerie, l’oeil s’arrête sur deux photos en noir et blanc. Un étrange personnage est immortalisé le temps d’un portrait en pied. Vêtu à la manière d’une femme avec des vêtements dessinés par ses soins et confectionnés par les orphelins d’une école d’apprentissage, il s’agit de Marcel Bascoulard (1913-1978). à la fois peintre, dessinateur, clochard et travesti ayant eu la ville de Bourges pour horizon, dans laquelle il se déplaçait avec un curieux vélo horizontal, l’homme incarne à la perfection ce genre de comète qui pose une énigme insoluble à l’Histoire de l’art. Bascoulard était également poète. Un poète étrangement visionnaire, comme en témoigne l’un de ses vers restés célèbres -« Pour avoir mal été, il a fini fait divers« – prémonitoire d’une fin tragique: il fut assassiné dans un terrain vague. Il en va de même pour d’autres figures de l’exposition: Fernand Desmoulin et Madge Gill, qui attribuaient leurs dessins magnétiques à un –My Inner Rest pour Gill- ou plusieurs esprits. Musicien expérimental et plasticien, Charlemagne Palestine est également de la partie par le biais de ses ours-totems à trois têtes, trois vulves et deux corps. Mais le clou du spectacle est assurément le film de Hazel Hill McCarthy (photos) qui retrace l’odyssée béninoise de Genesis Breyer P-Orridge, musicien précurseur de la musique industrielle, à la recherche de Lady Jane, la femme de sa vie décédée en 2007. Avec elle, Genesis ambitionnait d’atteindre la pandrogynie -une expérimentation corporelle inédite visant à subir de nombreuses opérations de chirurgie plastique dans le but de devenir physiquement semblables. Cette conception, dépassant le mythe de l’androgyne tel que l’avait formulé Platon, le couple la formulait de la façon suivante: « L’idée n’est pas d’être jumeaux mais d’être deux parties d’un nouvel être. » Quand l’art s’affranchit de toutes les déterminations.

WWW.LEVYDELVAL.COM

MICHEL VERLINDEN

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