PENDANT UN AN, UNE FAMILLE FRANÇAISE A SILLONNÉ L’AMÉRIQUE À LA RENCONTRE D’ÉCRIVAINS DE PREMIER PLAN. UNE AVENTURE HUMAINE ET LITTÉRAIRE RÉSUMÉE DANS UN OUVRAGE MAGNIFIQUE QUI EST AUTANT UN LIVRE DE RECETTES QU’UNE EXPLORATION INTIME DES MYTHES DU NOUVEAU MONDE.

« Le déclic, ça a été Jim Harrison, se souvient Pauline Guéna. C’est le premier qu’on a contacté. Il nous a répondu tout de suite très gentiment. Il voulait bien nous recevoir, mais uniquement à 14 h parce que le reste du temps, il pêche ou il écrit… Une réponse géniale. On a averti notre éditeur qui a dit banco. Jusque-là, il était partant sur l’idée -en gros, faire le tour des Etats-Unis à la rencontre des écrivains américains-, mais voulait des garanties sur les auteurs qu’on allait pouvoir approcher avant de signer le contrat. »

La rencontre avec l’auteur de Légendes d’automne n’aura finalement pas lieu mais la machine était lancée. La romancière Pauline Guéna (Le Fleuve, Pannonica…), son mari photographe Guillaume Binet (cofondateur de l’agence de presse Myop), flanqués de leurs… quatre enfants allaient passer une année à écumer les routes d’Amérique du Nord. Avec pour seule garantie des accords de principe décrochés en direct ou via les agents, pour seule boussole les lieux de résidence, parfois très isolés, de ces romanciers américains dont ils fréquentent assidûment les livres -comme beaucoup d’Européens fascinés par cette littérature plus ample, plus vaste, plus viscérale-, et pour unique moyen de locomotion un mobile home de seconde main qui a connu des jours meilleurs.

La répartition des rôles n’a pas déclenché de crise conjugale: à elle les entretiens, à lui les portraits et le récit en images de cette expérience aux confins du voyage initiatique et de la quête du Graal littéraire. L’ensemble constitue la chair d’un bouquin hybride, tant dans sa forme (il ressemble à un gros mook avec sa couverture cartonnée et son papier épais) que sur le fond, où la succession des longues interviews introduites par la prose soyeuse et atmosphérique de Pauline Guéna est rythmée par les « visions » de Guillaume Binet, formidables catalyseurs des spectres qui hantent cette Amérique de toutes les démesures et de tous les contrastes.

Leur « tableau de chasse » est impressionnant: en tout ils auront été reçus par 26 romanciers (seule condition, outre un certain degré d’affinités: qu’ils soient traduits en français), de Craig Davidson à Toronto, le premier de la liste, à Thomas McGuane à McLeod dans le Montana, qui boucle la boucle douze mois plus tard. Entre les deux, ils auront fait escale chez William Kennedy (Albany, New York), Jennifer Egan (Brooklyn, New York), Ron Rash (Cullohwee, Caroline du Nord), Joseph Boyden (La Nouvelle Orléans, Louisiane), T.C. Boyle (Santa Barbara, Californie) et bien d’autres. Pour prendre la mesure du casting, c’est un peu comme si Burton, Allen, Scorsese, Eastwood, Tarantino, Fincher, les Coen, Nolan et Jeff Nichols ouvraient leur porte à une tribu de Frenchies de passage… Ne manquent guère à l’appel que quelques récalcitrants: Paul Auster, qui a refusé -contrairement à sa femme Siri Hustvedt-, Cormac McCarthy, qui ne donne jamais d’interview, ou Joyce Carol Oates, qui a accepté de répondre uniquement par mail, ce qui ne cadrait pas avec la philosophie du projet.

L’école de la rigueur

Sur dix, quinze, parfois 20 pages, dans le salon familial (Margaret Atwood) ou dans la cabane qui fait office de bureau (Thomas McGuane, écrivain ET cowboy, qui descend d’ailleurs de son cheval quand la Française débarque), ces figures emblématiques des lettres américaines s’épanchent longuement sur leurs débuts, sur les relations avec leurs éditeurs et leurs agents (une exception culturelle anglo-saxonne) et, surtout, sur le processus de création. Dans leurs pas, on pénètre au coeur du réacteur de la littérature. La romancière bourlingueuse n’en fait pas mystère: ce pèlerinage était aussi pour elle une forme de thérapie. « J’étais à un moment particulier de ma carrière. Mon dernier livre n’avait pas marché comme je l’espérais et j’étais un peu en crise littéraire. Du coup, ce projet tombait bien. J’étais très avide de rencontrer des auteurs que j’aime et de voir comment ils font pour surmonter ce genre d’épreuves. » Elle gratte donc souvent les mêmes zones sensibles: comment naît l’idée d’un roman ou d’une nouvelle? Quels sont les rituels d’écriture? Combien de temps faut-il pour venir à bout d’un livre?

Tous se livrent avec une étonnante sincérité (à part James Frey, qui prend la pose du provocateur), leurs réponses pénétrantes laissant transparaître chez la plupart une forme d’engagement politique, même s’ils réfutent en bloc l’étiquette, à part Russell Banks. Sur la longueur, les personnalités, souvent fortes et parfois déconcertantes (comme Laura Kasischke, qui place l’écriture après sa famille, son boulot d’enseignante et… ses poules dans l’ordre de ses priorités), s’effacent pourtant au profit de connexions souterraines entre ces romanciers (très) attachés à des terres, des lieux, des espaces mentaux et des thématiques très différents. Des tics reviennent (le fait d’écrire surtout le matin par exemple ou de se fixer des jalons) mais aussi des lignes de force. Comme l’importance accordée à la rigueur, au labeur et à l’opiniâtreté comme clés du succès: plus qu’à un don inné (une vision romantique très française), ils croient à la sueur, à l’apprentissage, notamment lors de ces fameux ateliers d’écriture incontournables (autre exception locale). Ou encore comme l’omniprésence de la violence et de la mort dans la fiction nord-américaine. « Il y a un truc sauvage là-bas, fait remarquer Guillaume Binet, qui est lié à leur Histoire récente -les gens sont armés- mais aussi à cette nature incroyable et immense. Ils ne construisent rien de pérenne. C’est tellement grand que quand un motel est trop vieux, plutôt que de le détruire ou de le rénover, ils en construisent un autre juste à côté. On navigue ainsi en permanence d’un extrême à l’autre. »

Un voyage fascinant qui rend perceptible cette vastitude qui souffle dans les voiles du roman américain. Et charrie son lot de douleurs et de souffrances. Car comme le dit si bien le Québécois Gilles Archambaud: « Ecrire c’est revenir toujours sur la même blessure. Elle n’est jamais réglée, elle n’est pas réglable, mais vous faites comme si vous pensiez qu’en écrivant vous alliez juguler votre mal. »

L’AMÉRIQUE DES ÉCRIVAINS, DE PAULINE GUÉNA ET GUILLAUME BINET, ÉDITIONS ROBERT LAFFONT, 360 PAGES.

RENCONTRE Laurent Raphaël

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