Il y a des traditions qui ne se perdent pas, qui auraient même tendance à s’amplifier au fil des saisons. Comme les tops de fin d’année. Dès la fin novembre -bientôt on y aura droit en septembre…-, on les voit fleurir dans les magazines, les journaux et sur les sites Internet. Avant prolifération ad nauseam sur les réseaux sociaux.

En 10, 20, 50 ou 100 titres pour les plus insatiables, ces bouillons dégraissés de l’actualité artistique figent pour l’éternité ce qu’il faut, primo, retenir des douze derniers mois (le reste, poubelle); secundo, avoir absolument vu, lu ou entendu pour ne pas passer pour un péquenot fini. Car même s’il n’a rien d’une science exacte, l’exercice se pose en véritable baromètre du bon goût. Une sorte de toise à laquelle on vient chaque année mesurer la taille de son activité culturelle, petit bulletin narcissique à la clé.

Sous ses airs de divertissement inoffensif, le top répond à un cahier des charges codé comme un logiciel de home banking. Simple en apparence, il est le résultat de douloureux arbitrages en coulisses à la mesure de l’enjeu: la moindre erreur de casting peut en effet entacher une réputation. Exemple: Pitchfork qui miserait sur un cheval boiteux pour se « mainstreamiser » -au hasard, Coldplay-, ou Les Cahiers du cinéma qui feraient le pari d’inscrire 50 Shades of Grey à son tableau de chasse au nom d’une conceptualisation au quinzième degré de la laideur.

A priori cela ne risque pas plus d’arriver que de voir un mot doux sortir de la bouche de Marine Le Pen. Car au-delà de la liste de suggestions certifiées conformes, le top est un manifeste, un serment esthétique. Par les choix qu’il pose, l’auteur, particulier ou organe de presse, affirme une identité, un univers mental en même temps qu’il donne des balises à ses compagnons de route: celui qui adhère à cet étalon est au bon endroit. Celui qui ne s’y reconnaît pas doit aller voir ailleurs. On peut aussi s’en servir de grille pour peaufiner son pedigree, y piocher des références canoniques pour affirmer son appartenance à un groupe social. Pris à la lettre, le palmarès peut d’ailleurs vite devenir une dictature, une muselière pour l’esprit critique. Si je me définis comme un bobo et que toute la presse étiquetée bobo acclame, disons Tame Impala, je n’ai d’autre choix que d’aduler leur dernière plaque, en l’occurrence l’excellent Currents

Etendard d’une certaine définition du beau, le hit-parade qualitatif (à ne pas confondre avec son homologue quantitatif qui repose, lui, sur des données objectives) n’en est pas moins sensible à l’air du temps. Ainsi en musique, l’oecuménisme dicte sa loi ces dernières années. La revue musicale anglaise Mojo décerne cette année ses meilleures notes à, dans l’ordre, Julia Holter, Kendrick Lamar, New Order, Tame Impala et Jim O’Rourke, soit un disque de ballades pop synthétiques, un disque de hip-hop organique, un disque d’électro gracieuse, un disque de rock psyché et un disque de rock indie. Plus consensuel tu meurs! La preuve sur papier que les mauvais genres d’antan sont les classiques d’aujourd’hui.

La caisse de résonance et le narcissisme maladif qui consument le Net ont aussi facilité l’éruption de formes plus déviantes de cette sélection non naturelle, à commencer par son contraire, les flops. L’occasion d’un bashing en règle plus ou moins perméable au second degré qui a le mérite de rendre coup pour coup à ces films, romans, albums qui nous ont assommés de bêtise. Ou quand le palmarès sert de défouloir, de purge avant de remettre les compteurs à zéro…

Le top cultive l’ambiguïté. Elle est d’ailleurs inscrite dans ses gènes puisqu’il prétend objectiver ce qui par définition relève de la subjectivité la plus insaisissable: l’art, le beau, les émotions. Les goûts et les couleurs, ben oui, ça se discute, et ça s’impose même à coups de best of. Le besoin de se rassurer en faisant valider ses goûts personnels est plus fort que le frisson existentiel du libre arbitre exercé sans filet. Ce qui renvoie d’ailleurs plus largement à notre addiction pour les listes et classements en tout genre, tentative d’apprivoiser la masse d’informations dont nous sommes quotidiennement bombardés. Le top est donc un mal nécessaire de notre époque. A ce propos, on vous sert le nôtre le 25. Sans rancune.

PAR Laurent Raphaël

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