FIGURE MYTHIQUE DE LA PHOTO JAPONAISE, DAIDO MORIYAMA EXPOSE À PARIS LES IMAGES TROUBLANTES DE SON QUARTIER DE PRÉDILECTION, HABILLÉES DE COULEURS PÉTANTES D’UN CÔTÉ, DE NOIR ET BLANC IMPUR DE L’AUTRE.

« Lorsque je marche le soir, mon appareil photo à la main, du Kabuki-cho à Kuyakusho-dori, puis d’Okubo-dori à la gare de Shin-Okubo, il m’arrive parfois de sentir un frisson courir le long de mon dos. Il ne s’est rien passé de particulier, et pourtant je perçois en moi comme un mouvement de recul. Sous les néons et les enseignes lumineuses, ou dans l’obscurité au fond des ruelles, se reflète une foule grouillante à la présence fantomatique. Et les réactions de ces ombres humaines, aussi subtiles que celles des insectes, se transmettent à la manière d’impulsions électriques à l’oeil du petit appareil photo que je tiens à la main. (…) Lorsque je rôde dans tous les recoins de ce quartier, enveloppé d’une vague atmosphère de violence, je me répète, comme pour me défendre de ma crainte, qu’aux yeux d’un photographe comme moi, finalement, le seul sujet qui vaille la peine, c’est Shinjuku. Pourquoi? Parce que ce quartier est unique, et qu’il a conservé l’allure d’un gigantesque faubourg. » Cette déclaration d’amour-haine pour l’une des zones les moins avenantes de Tokyo ouvre le catalogue de l’exposition que la Fondation Cartier, tout juste revenue d’un voyage ébouriffant dans le cosmos artistique du Congo, consacre à Daido Moriyama, père de la photographie urbaine japonaise et légende vivante dans son pays où il a publié pas moins de 200 livres en 50 ans de carrière. S’il a traîné sa silhouette de Yakusa mutique et son inséparable appareil compact, discrétion oblige, aux quatre coins du monde, de Hong Kong à Los Angeles en passant par Arles, c’est toujours pour mieux revenir à Shinjuku, épicentre de son séisme émotionnel. Et pôle magnétique d’un artiste résolument attiré par la marge, l’underground, l’étrange, ces fruits hybrides des mues successives de cette ville-monde.

Les lieux de perdition, de rebut, sont des zones qui ont absorbé les chocs des mutations d’une société tiraillée entre tradition et modernité. Et qui conservent de ce fait la mémoire du temps qui passe et efface tout sur son passage dans les quartiers aseptisés voués au commerce et au résidentiel propre sur lui. « La mémoire que renferme une image est importante pour celui qui prend la photo mais aussi pour celui qui la regarde ensuite. Mon travail consiste à fixer la mémoire du passé, mais aussi, par ricochet, du monde. Je participe à une sorte de méga mémoire collective. C’est ce qui me pousse à appuyer sur le déclencheur« , déclare-t-il en VO d’une voix grave lors de la conférence de presse.

Natif d’Osaka, il monte à Tokyo en 1961 et se laisse rapidement contaminer par le charme trouble de cette arrière-cour de la civilisation à l’architecture anarchique. Le dédale de ruelles et d’impasses promptes à fouetter l’imagination dessine un labyrinthe mouvant dans lequel se perdre corps et âme. Les bars louches sont ses refuges, et des sas de décompression obligés avant de se plonger en apnée dans les replis obscurs de ce territoire hostile, tel un chasseur en pleine jungle. Il vient y respirer le souffle rauque d’une population ayant façonné son environnement à son image: éphémère, branlante, instable, mais aussi terriblement humaine dans sa précarité et ses réflexes de survie. « Je ne me lasse pas de déambuler dans mon quartier car la ville ne s’arrête jamais, elle est prise dans un flux permanent qui en modifie sans cesse les contours. En plus, mon regard change en permanence même si le sujet est identique. En fonction de la lumière, de mon attention, de mon humeur… « , lâche-t-il après un long moment de réflexion quand on lui demande s’il n’a pas peur de se répéter à force de revenir gratter toujours au même endroit.

Comme un Yoshihiro Tatsumi en bande dessinée, Moriyama a été marqué par la marche forcée que son pays a entreprise au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour se projeter dans le futur et effacer au plus vite l’humiliation et les blessures du conflit, quitte à piétiner au passage l’héritage du passé. Il a voulu radiographier les tensions -sociales, urbanistiques- que ce choix de l’amnésie a entraînées, et dont Shinjuku, ce no man’s land repoussoir comme il en existe dans chaque grande ville, porte tous les stigmates.

Influencé par les photographes d’avant-garde de l’agence Vivo, Shomei Tomatsu pour la fascination de la rue, Eikoh Hosoe pour le goût de la théâtralisation et de l’érotisme, il a inventé son propre langage visuel, très dark, presque gothique, pour capter la vibration souterraine et célébrer la beauté freak qui affleure du tumulte. Ses clichés hyper contrastés magnifient ainsi le capharnaüm à coups de gros plans percutants d’objets anodins ou de scènes floues et transforment les ombres qui hantent ce royaume des ténèbres en princes d’un monde aussi inquiétant qu’excitant. Un monde sans passé, sans ligne conductrice, livré à lui-même, comme un purgatoire au bord du gouffre, et que Moriyama compare à la mégalopole futuriste de Blade Runner ou à la Gotham de Batman, dont il partage l’énergie bordélique, le fluide électrique et l’esprit torturé.

Pour sa deuxième exposition dans le temple du célèbre joaillier -la première c’était en 2003-, Moriyama dévoile une facette moins connue de son travail. Rien de neuf pourtant pour l’artiste qui pratique la couleur depuis les années 70, et à haute dose depuis l’apparition du numérique. Il prend d’ailleurs le plus souvent ses photos en couleur avant de les assécher chromatiquement parlant pour n’en garder que l’essence, le squelette noir et blanc. Mais pas toujours donc, comme le montre cette sélection d’images aux teintes cinglantes qu’on dirait sorties d’un magazine célébrant l’anarchie sur l’autel du punk et du glam. « Je choisis de montrer une photo en noir et blanc ou en couleurs en fonction du ressenti au moment de la prendre, confie-t-il. Mais je suis attiré physiquement par le noir et blanc parce qu’il est plus abstrait, qu’il véhicule une charge symbolique et onirique plus forte.  »

Jungle fever

En noir et blanc, il livre son monde intérieur, déploie le brouillard d’une sensibilité écorchée. Avec la couleur, il se contente de mettre en scène le spectacle du monde, en restant à distance, sa touche personnelle s’infiltrant dans le cadrage frontal et ce penchant pour le banal qui glisserait sur un oeil moins aiguisé. Détournant les codes de la photo de mode dans ses élans criards, il surligne à gros traits fluo les incongruités du paysage urbain. Ici une eau de bain mauve laisse dubitatif sur sa composition chimique, là un mannequin de latex laisse augurer une sexualité déviante. Là encore un crocodile en mauvais état se dore la carapace sous un néon blafard. Les images sont agencées par grappes, provoquant des télescopages qui brouillent les sens et simulent le brouhaha visuel d’un environnement urbain saturé de signaux contradictoires. Le surréalisme surgit même au détour de certaines images, comme avec ces chocolats en forme de lèvres rouge carmin posés sur une table noire dans un possible hommage kitsch à la science onirique de Dali.

Adepte d’une photographe instinctive, sauvage, l’ethnologue des bas-fonds est à l’écoute de ses tripes: « Je passe ma vie à marcher dans la ville un appareil à la main. C’est comme si j’avais des antennes. Dès que je ressens une vibration dans l’environnement, je dégaine et je shoote. Sans hésitation. C’est presque animal. Ma devise est la même que celle de Bruce Lee: « Don’t think, feel it!« . » Mais le jeu est trompeur. La raison est tapie dans l’ombre, dictant sa loi en silence. « En apparence, je ne pense à rien au moment de déclencher. Mais c’est faux. Car cet instant concentre toutes les pensées que j’ai pu avoir dans la journée.  »

Ce côté obscur irradie la pellicule dans la seconde installation, intitulée Dog and Mesh Tights, diaporama de plus de 200 photos noir et blanc au format portrait prises entre juillet 2014 et mars 2015 et montrées sur quatre écrans géants déversant une bande son bruitiste concoctée par un Tati nippon. L’immersion est totale. On retrouve ici les obsessions esthétiques du maître, comme l’absence de visages humains -il ne montre que des dos ou des silhouettes floues- ou l’enchevêtrement de câbles escaladant les façades lépreuses, autant de traces d’une réalité dont il ramasse chaque miette. « J’ai parfois l’impression de construire un puzzle sans fin. Je copie des fragments du monde extérieur, du plus anodin au plus signifiant, et je m’imagine qu’à force de les disposer les uns à côté des autres, je vais finir par voir apparaître un autre monde, mais ça ne se produit jamais évidemment.  »

Fascination et répulsion se disputent ses faveurs quand on aborde son étrange rapport à ce sanctuaire où affluent tous les damnés du libéralisme. Il avoue ne pas vraiment comprendre ce pouvoir d’attraction. « Ce quartier, je ne me suis pas mis à l’aimer parce qu’il me plaisait bien, lit-on dans le catalogue, je ne me suis pas laissé subjuguer par lui parce que je le voulais bien. Mais Shinjuku est empreint d’un étrange pouvoir anesthésiant, de quelque chose qui a fini par m’empoisonner, sans que je puisse m’en défaire. » A sa manière, radicale, fiévreuse, Moriyama tente sans doute depuis un demi-siècle de faire le tour de lui-même en décryptant cet univers fétide où cohabitent le Bien et le Mal sans que l’on sache vraiment qui va l’emporter…

DAIDO MORIYAMA. DAIDO TOKYO, FONDATION CARTIER POUR L’ART CONTEMPORAIN (PARIS), JUSQU’AU 5 JUIN 2016.

TEXTE Laurent Raphaël,À Paris

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