Sleaford Mods: « Le capitalisme peut être débarrassé de dizaine de milliers de gens, il continuera à tourner »

Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Avec Spare Ribs, Sleaford Mods continue de balancer sa rage, sa verve et son langage fleuri à la tête d’une Angleterre malade, rongée par l’individualisme, le Covid et le Brexit. Entretien.

« I wish I had the time to be a wanker just like you. » « J’aimerais avoir le temps d’être un branleur comme toi« … Jason Williamson (à gauche), qui vient de fêter ses 50 ans, a le sens de la formule et de la punchline bien sentie… Depuis une dizaine d’années, le bonhomme crache leurs travers et leur bêtise à la tête de la société britannique et de sa classe dirigeante. « La cruelle vérité, c’est que le public a encore plus mauvais goût que l’industrie« , déclarait-il en 2017 à Télérama. N’empêche que Sleaford Mods a réussi à faire son trou. Entre post-punk, rap et beats minimalistes. Textes cinglants, humour mordant et aboiements de roquet à la Johnny Rotten…

Pourquoi avoir intitulé votre album Spare Ribs (« côtes levées »)?

Jason Williamson: On a essayé de trouver une nouvelle façon de décrire à quel point nous sommes secondaires par rapport à notre modèle économique. Nous ne sommes pas une priorité. C’est l’argent qui passe d’abord. Si le système financier se sent menacé, il n’hésitera pas à nous sacrifier. Que ce soit à travers des guerres, des crises. On le voit chez nous avec cette pandémie, dans la façon avec laquelle le gouvernement a traîné pour protéger ses citoyens du coronavirus. Il y a eu beaucoup de décès évitables. Environ 75.000 personnes sont mortes dans ce pays. On aurait pu en épargner combien? Beaucoup de choses ont été mises en lumière. La corruption, le fait que les décisions ont été prises beaucoup trop tard. Pourquoi? Il faut se poser la question et être réaliste. On ne peut pas dire que les politiciens se foutent de ce qui nous arrive. Je ne pense pas que les hommes et les femmes au pouvoir sont diaboliques. C’est plutôt cette idée que l’économie est plus importante que la vie des gens. Voilà pourquoi j’ai appelé ce disque Spare Ribs. On est tous des victimes potentielles de ce processus basé sur la solidité de notre position dans la société et l’existence. Ce qu’on a comme fric, ce que vaut notre santé, à quel point on dépend de l’État. Ce sont des sujets qui ont été discutés encore et encore. Rien de nouveau. Mais je voulais les raconter d’une nouvelle manière. Spare Ribs résume très bien cela. On peut retirer quelques côtes au corps humain, il continuera de fonctionner. Et le capitalisme peut être débarrassé de dizaine de milliers de gens, il continuera à tourner.

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Tu penses que ce qu’on est en train de vivre va changer notre rapport au politique et secouer la population?

Je n’ai pas l’impression. Les gens vont sur les réseaux sociaux aujourd’hui pour partager leurs opinions. Ils ne descendent plus dans la rue. En France, à Paris, il y a de la révolte. Tout le temps. En Angleterre, non. Mais même les manifs, les émeutes, qu’est-ce qu’elles changent? C’est du court terme. Elles ne permettent pas de résoudre durablement les problèmes. Au final, on doit tous continuer à souffrir. Se lever tôt chaque matin pour à tout prix aller gagner du fric.

Votre chanson Shortcummings s’en prend à l’influent conseiller aujourd’hui déchu de Boris Johnson, véritable architecte de la campagne pour le Brexit.

Dominic Cummings s’est retrouvé au coeur des prises de décision. Mais ce mec n’a pas été élu. Et la vision qu’il a pour réorganiser la structure de notre société n’est pas réaliste. C’est juste un membre de plus de cette caste qui pense qu’elle peut réinventer le pays alors qu’elle nous mène au désastre. Le pire, c’est sans doute l’arrogance qui se dégage de ce type. Une des raisons pour lesquelles le public a commencé à le mépriser. ça méritait une chanson.

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Tu vois Spare Ribs comme un disque de pandémie? Il semble la raconter de manière politique, sociale et personnelle.

Oui, définitivement. C’est un mélange de tout ça. Mais ça parle aussi des postures de classe. Des gens qui prétendent venir du milieu ouvrier alors que ce n’est pas le cas…

Justement. Est-ce que le succès ne te coupe pas d’une certaine réalité?

Je n’appartiens plus à la classe ouvrière aujourd’hui mais j’ai conscience d’où je viens et ça ne me quittera jamais. Il m’a fallu 24 ans pour arriver là où je suis. J’ai passé la majeure partie de ma vie à travailler. Et puis, je fais encore ce que je veux. Je n’écrirais plus un morceau comme Jobseeker (« Chercheur d’emploi »). Mais tout ce qu’on raconte est proche de nous. Est-ce que je m’inquiète de perdre contact avec la réalité? Non. Pas encore. Tu gardes ce contact quand tu restes fidèle à toi-même, quand tu ne te reposes pas sur tes lauriers, quand tu évites de te répéter. Si j’essayais de pondre un nouveau Jolly Fucker, ça poserait problème. Et encore. Qui peut en décider? Les gens issus des classes populaires qui réussissent bien dans la vie se souviennent constamment d’où ils viennent. Ils n’appartiennent pas au monde dans lequel ils ont réussi à se projeter. Puis, tu peux tout te permettre jusqu’à un certain degré. J’essaie de faire les choses avec authenticité.

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Tu parles de te renouveler, de repousser les barrières. Ce qu’il y a de neuf sur Spare Ribs, ce sont les collaborations.

Ouais, ça n’a pas été facile pour moi. Ça aurait pu se casser la gueule, ressembler à rien… Mais ça le fait vraiment. On a eu un rendez-vous avec notre label Rough Trade. On a évoqué la possibilité d’un producteur. On a réfléchi à quelqu’un pour mixer le disque. Mais on n’avait définitivement pas besoin de tout ça. Par contre, l’idée d’invités faisait sens.

L’univers de Sleaford Mods est très masculin mais tu as fait appel à des filles: Amy Taylor d’Amyl and the Sniffers et Tor Maries alias Billy Nomates.

Andrew et moi sommes vraiment fans de Billy. On la suit depuis longtemps. J’ai participé à un morceau de son album et elle a le même manager que nous. J’avais du mal à chanter le refrain de Mork n Mindy correctement. Donc, je lui ai demandé si elle ne voulait pas venir le faire à ma place. Ça a pris une demi-heure. Elle est brillante. Amy (Taylor) est aussi, c’est vrai, sur le nouveau Viagra Boys. J’aime sa manière d’écrire, de chanter. On s’est dit que ça pouvait marcher avec ce qu’on fait. On voulait bosser avec des filles. Ça nous semblait important. Et on a cherché des personnalités fortes. Les femmes dans la musique, et dans toutes les industries en fait, sont trop souvent reléguées au second plan. On vit dans un monde dominé par les mâles. On voulait une représentation féminine solide pour soutenir l’idée du féminisme.

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Politiquement parlant, où te situes-tu? Tu te vois comme un socialiste, un communiste, un anarchiste?

Je ne sais pas trop, en fait. Je ne suis pas un socialiste mais je préfère ça au néolibéralisme. L’anarchisme me plaît. L’idée de se libérer de l’Etat. Je préfère que les gens, un collectif de gens, dirigent leur pays que de le voir aux mains de partis. Ce serait bien de renverser le capitalisme. Je réalise que ce n’est pas une bonne chose et en même temps une part de moi y est attachée.

Votre morceau Glimpses parle de la propriété comme d’une connerie…

Quand tu achètes une paire de baskets parce que tu les as vues sur quelqu’un qui ne les a même pas payées, tu te poses des questions. Mais j’adore acheter des trucs. J’aime les montres, les jolis tatouages, les vêtements chics. J’aime mon téléphone et tout le reste. Les casquettes… Je suis un consommateur dans le sens le plus classique du terme. Qu’est-ce que ça fait de moi?

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Premiers jours de Brexit. Comment vous vivez ça de l’autre côté de la Manche?

Il est trop tôt, je pense, pour tirer le moindre enseignement de tout ça. Il faudra attendre l’année prochaine pour se permettre de quelconques conclusions. D’ici là, j’imagine que ceux qui nous dirigent auront usé de leur propagande pour convaincre la population que la merde et les problèmes sont dus à autre chose. Le Brexit va clairement affecter beaucoup de monde. Particulièrement parmi les plus démunis. Je pense qu’il mènera au démantèlement de nombreuses usines. C’est un état d’esprit nationaliste qui est encouragé pour le moment. C’est très oppressif.

Tu déclarais dans une interview que la plupart des gens que tu connais dans les petits villages d’Angleterre sont racistes…

Oui, parce qu’ils sont ignorants. La solution à ce merdier, c’est l’éducation. C’est réaliser que l’Histoire de son pays est basée sur des invasions, sur des pillages. Dans tous les sens du terme. On ne nous dit rien de la culture noire, de la culture indienne. Rien de tout ça n’est enseigné à l’école. Alors, quand tu pars sur ces bases, sur ces mentalités… Les gens ne sont pas nécessairement racistes mais ils sont ignorants quant à la destruction des autres cultures au nom de l’empire.

Toi, d’où te vient ton éducation? J’ai lu que tu avais été viré de l’école parce que tu t’étais fait surprendre en train de percer l’oreille d’un pote dans les toilettes et que tu t’étais retrouvé à bosser dans une usine de plats préparés.

True story (il se marre). Moi, ça me vient des livres. De la lecture en général. Tu comprends tout de suite nettement mieux ton pays.

Est-ce que ta vision politique a profondément changé depuis Austerity Dogs et le moment où Andrew (son beatmaker) a rejoint Sleaford Mods?

C’est à ce moment-là que les choses sont devenues intéressantes et que le groupe a décollé. Quand je l’ai rencontré et qu’on a enregistré Wank. Quand il est arrivé, les paroles ont commencé à changer. Elles ont davantage été marquées par la conscience de classes. Par le monde autour de moi et où je me situais par rapport à tout ça.

Tu te reconnais dans la vision politique et sociale d’autres groupes pour le moment?

Celles des filles qui ont participé au disque. Mais je ne suis pas emballé par beaucoup d’autres trucs. Aldous Harding, Alex Cameron. Des rappeurs aussi. Si je regarde dans le rétroviseur et dois penser à des artistes qui ont participé à ma vision politique, je vais te parler des Meteors, du Wu-Tang Clan, des Pistols, de The Jam, des English Dolls.

L’utilisation de l’humour est quelque chose de piégeux. Qui te fait rire avec sa vision de la société?

Je pense tout de suite à Ol’ Dirty Bastard, mais il y en a plein d’autres. Et ce même si, en effet, c’est plus compliqué que ça en a l’air. Perso, je suis drôle par accident. Je n’y réfléchis pas vraiment. Ce sont des trucs qui me font rire quand je les écris. Avant, je pondais des love songs pourries. Mais quand j’ai cessé de m’apitoyer sur mon sort, j’ai commencé à teinter d’humour ma situation et ma vision. C’est devenu une arme puissante en politique en effet. Ils sont surtout de plus en plus nombreux à utiliser l’approche trumpienne de la communication. C’est le cas de Boris Johnson. C’est un leader populiste. C’est un idiot. Les gens aiment son personnage… Mais plus que des sourires, Johnson crée de la peur et de la colère.

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Sur Out There, tu as cette formidable tirade: « Let’s get Brexit fucked by a horse’s penis until its misery splits« …

(Il rigole de sa blague) Ce Brexit n’a rien de naturel. Je l’exècre. Je considère le départ de l’Union européenne comme une grosse connerie. Fuck Brexit! Même si je ne pense pas que ce sera aussi compliqué pour nous que pour un tas d’autres groupes.

Il paraît que le côté injurieux de Sleaford Mods te vient de ton beau-père?

Tout à fait. C’est un mec génial. Je l’aime à en mourir. Mais c’est une grande gueule qui jurait tout le temps. Après, on ne devrait pas écouter de la musique avec des gros mots mais on doit se coltiner la propagande de branleurs sortis d’écoles privées sans expérience de la vie. Qu’est-ce qui est le plus insultant?

Sleaford Mods – « Spare Ribs »

Distribué par Rough Trade. ****

Sans jamais changer de recette, des textes drôles et mordants, un accent anglais à couper au couteau et des beats minimalistes un peu patraques, Sleaford Mods continue d’enchaîner les disques sans lasser. Spare Ribs est un bon cru et le duo de Nottingham semble toujours aussi remonté. Que ce soit envers les politicards ou les groupes qui défendent les clubs indépendants en espérant devenir assez gros pour ne plus y jouer. Les participations d’Amy Taylor sans ses Sniffers (Nudge It) et de Billy Nomates (Mork n Mindy) amènent un peu de variation au post punk digital et rappé de ces faux Mods enragés. À grands coups de fuck et wanker, l’Angleterre sans oeillères…

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