LE RÉALISATEUR DANOIS THOMAS VINTERBERG ADAPTE FAR FROM THE MADDING CROWD, LE ROMAN DE THOMAS HARDY, DANS UN FILM ASSUMANT SON CLASSICISME MAIS TROUVANT AUSSI, EN BATHSHEBA EVERDENE, LES ACCENTS D’UNE ÉVIDENTE MODERNITÉ.

Révélé en 1998 par Festen, Prix spécial du jury à Cannes, et manifeste explosif du courant Dogma 95 qu’il avait initié avec son ami Lars von Trier, Thomas Vinterberg a connu ensuite un parcours plutôt chaotique. It’s All About Love, son premier opus américain, devait, en dépit de son casting prestigieux -Joaquin Phoenix, Sean Penn, Claire Danes- et de ses incontestables qualités, être pour le moins fraîchement accueilli. Et Dear Wendy, d’après un scénario de von Trier, n’allait pas vraiment inverser la tendance, sortant dans une relative indifférence. Il faudra ainsi attendre 2010, et l’âpre Submarino, pour voir le cinéaste danois connaître un début de retour en grâce, essai transformé avec le remarquable Jachten, film suffocant qui affolait la Croisette, valant au passage à Mads Mikkelsen un Prix d’interprétation amplement mérité. Trois ans plus tard, Vinterberg tente une nouvelle aventure anglo-saxonne en compagnie notamment de Carey Mulligan et de Matthias Schoenaerts avec Far from the Madding Crowd, adaptation du roman de Thomas Hardy. Un choix de prime abord surprenant dans le chef d’un réalisateur plutôt habitué à sonder les plaies de la société contemporaine. Mais une manière de rappeler, aussi, qu’il est toujours animé par un même goût du risque, jusqu’à s’emparer du mélodrame classique avec un appréciable aplomb.

Qu’est-ce qui vous a attiré dans le roman de Thomas Hardy?

La richesse rare des personnages, mais aussi sa manière de jouer du destin, en osant une approche mélodramatique dans le sens positif du terme. Le récit est incroyablement dense et puissant, et m’a rappelé que l’on ne pouvait prétendre exercer le contrôle sur son existence, c’est l’inverse qui se produit. Et puis, le roman constitue aussi un portrait de femme moderne et visionnaire. J’avais, jusqu’à présent, tourné des films plutôt masculins, ce qui m’a été reproché en l’une ou l’autre occasion, et j’ai vu dans ce projet l’opportunité d’un possible changement. Enfin, tourner un film de studio américain sans en être l’auteur exclusif m’a procuré un sentiment de soulagement. Vouloir tourner des films entièrement personnels là-bas est difficile: toutes les flèches sont pointées vers vous. Dans le cas présent, il s’agissait d’un effort collectif, je n’en étais jamais que l’une des parties, et j’y ai pris beaucoup de plaisir.

Avez-vous envisagé de transposer le roman à l’époque contemporaine?

Non. J’aimais cette manière dont l’histoire irradie quelque chose d’incroyablement moderne et actuel, tout en étant un miroir de son époque. En lisant le scénario, je me suis d’ailleurs demandé si Thomas Hardy était un visionnaire, ou si la vie avait tellement peu changé. Cette dimension m’a tout de suite intéressé, et elle aurait disparu dans une version moderne du récit.

Qu’est-ce qui fait la modernité de cette histoire à vos yeux?

Beaucoup d’éléments, mais tout particulièrement la personnalité de Bathsheba, et la façon dont elle doit tenter de concilier le fait d’être une femme forte et indépendante, avec celui d’essayer néanmoins de s’attacher à un homme. C’est un dilemme que je peux observer dans la société danoise d’aujourd’hui. Si l’on s’en tient aux relations hommes-femmes, le portrait de Oak n’est pas moins important: voilà un individu qui se montre capable de donner de l’espace à une femme, de l’écouter, d’adopter une attitude modeste face à elle, tout en restant un homme. Il y a là un côté exemplaire, et il a constitué une inspiration.

Le film gravite d’ailleurs autour de leur relation, et ose une approche purement romantique…

Quand j’ai découvert le scénario, je ne connaissais ni Hardy ni ses romans, et je n’avais pas la moindre idée du patrimoine national qu’il représentait en Angleterre. J’ai donc contacté les producteurs pour leur demander si on ne pouvait pas envisager une fin différente. A quoi ils m’ont répondu que ce roman était inscrit au programme scolaire, et que ce serait vraiment très difficile. J’ai donc opéré un changement à 180°, pour que le film tout entier devienne une aspiration à les voir se retrouver. Une décision on ne peut plus romantique. Pendant le tournage, Carey était l’ambassadrice de la force, et de Thomas Hardy, dont elle emmenait le roman partout, comme une bible, tandis que je poursuivais la vulnérabilité et la fragilité, dont je voulais qu’elles habitent chacun des personnages. La dimension romantique du film découle de leur vulnérabilité. Avec Charlotte Bruus Christensen, la chef-opératrice, nous avons traqué la vérité inlassablement: nous voulions entendre pousser l’herbe du Dorset, et que les personnages vibrent de façon aussi sincère que possible. Nous tenions à en restituer la chair et le sang.

Qu’est-ce qui vous a convaincu que Matthias Schoenaerts, que l’on a plutôt vu dans des rôles musclés, ferait un Oak convaincant?

Le portrait que je vous ai fait de Oak. Sur le papier, le rôle peut paraître peu attirant, parce qu’il passe le plus clair du film à attendre, il ne rentre pas dans la mêlée. Mais quand j’ai vu Matthias Schoenaerts, j’avais ma solution. C’est un roc, avec sa fierté et sa dignité, et je n’ai pratiquement rien dû réécrire.

Quel regard portez-vous sur le courant Dogma 95 aujourd’hui?

Je suis très fier de ce que nous avons accompli. Quand on me demande si le mouvement a eu de l’influence, je réponds que le simple fait que l’on en parle encore 20 ans après tend à le démontrer. Mais nous n’avions pas réalisé que cette nuit victorieuse, à Cannes en 1998, représentait en fait la fin de quelque chose. Dogma était censé incarner la rébellion contre certaines voies empruntées par le cinéma. Nous voulions mettre le cinéma à nu, et en une nuit, c’est devenu une posture branchée. Au Danemark, il est même possible d’acheter du mobilier Dogma, ce qui n’était certainement pas dans nos intentions. Nous avons donc dû tous nous en détourner, et chercher la vérité ailleurs. Dans tout ce que j’entreprends comme réalisateur, j’essaye de mettre les choses à nu pour les rendre aussi pures que possible. Dogma était l’expression de cette volonté, et sans doute le plus loin où l’on pouvait aller dans une direction, ce qui m’a d’ailleurs laissé dans la tourmente pendant un moment. J’en suis assez éloigné désormais pour pouvoir éprouver de la fierté, et regarder devant moi.

ENTRETIEN Jean-François Pluijgers, À Londres

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