LONGTEMPS CONSIDÉRÉ COMME UNE SOUS-CULTURE, LE SECTEUR DU JEU VIDÉO EST EN TRAIN DE PRENDRE LE POUVOIR À HOLLYWOOD EN DÉVELOPPANT DÉSORMAIS SES PROPRES PROJETS. ENQUÊTE SUR 40 ANS D’UNE RÉVOLUTION ESTHÉTIQUE ET COMMERCIALE.

Avec un marché mondial estimé, en 2013, à près de 70 milliards de dollars, le secteur vidéoludique génère deux fois plus de recette que celui du cinéma. Entré dans les moeurs, le jeu vidéo est devenu la nouvelle poule aux oeufs d’or d’Hollywood qui multiplie, chaque année, les adaptations de jeux sur grand écran. Un géant du jeu vidéo comme Ubisoft a ainsi lancé sa filiale de production cinéma, afin de garder le contrôle de ses licences et travaille déjà sur plusieurs projets d’adaptation. Mais, comme on va le voir, cette collaboration entre le joystick et le 7e art n’a pas toujours été fructueuse.

1. Des débuts difficiles

Le cinéma a toujours cherché dans les arts parallèles une façon de se renouveler. Au début des années 70, les grands studios américains voient dans l’émergence du jeu vidéo un vivier technologique qui va permettre d’accroître le développement des images générées par ordinateur. Ils lorgnent sur le secteur vidéoludique alors en pleine expansion. Même s’il est encore vu comme une curiosité extravagante plutôt qu’une réelle révolution culturelle et esthétique, le jeu vidéo donne des idées. Les majors vont donc investir dans ces secteurs précurseurs et bénéficier ainsi de leurs apports techniques. Gulf and Western (alors propriétaire de Paramount) rachète Sega en 1969, Warner Bros. s’offre Atari en 1976, George Lucas, lui, créé ILM, sa propre société d’effets visuels en 1975 alors qu’il travaille sur Star Wars. Lucas a flairé le filon et souhaite intégrer rapidement les jeux vidéo comme partie indissociable de sa politique commerciale (produits dérivés et merchandising). Il créera d’ailleurs, à cet effet, sa propre filiale de jeu vidéo, Lucas Games, dès 1982.

1982, justement, sera une année charnière à plus d’un titre. Le réalisateur Steven Lisberger, animateur indépendant travaillant dans le dessin animé, démarche Disney alors en pleine recherche de nouveautés pour leur soumettre le projet Tron. Il propose d’utiliser des séquences retravaillées et conçues par ordinateur pour obtenir un mélange crédible de prises de vues réelles et numériques. Si StarWars utilisait déjà le procédé, Tron s’en servira à grande échelle dans 90 % de ses séquences. Disney est emballé. Le film sortira dans les salles en décembre 1982. Mais son esthétisme novateur, bien en avance sur son temps, va poser problème. Ouvertement inspiré de l’univers des salles d’arcade et des jeux qui y font fureur, le film est ancré esthétiquement dans une culture électronique des années 70 encore peu répandue au cinéma. Les spectateurs ne sont pas habitués à l’image de synthèse et jugent le film trop « gadget ». Le film sera un échec en demi-teinte car Tron deviendra culte et ouvrira les portes d’une nouvelle dimension visuelle au cinéma.

2. Les adaptations pionnières

Malgré l’échec au box-office du film de Lisberger, les jeux vidéo commencent à inspirer le cinéma. Le thriller Wargames, de John Badham, et le film d’horreur En plein cauchemar, de Joseph Sargent, tous deux sortis en 1983, mettent ce nouveau monde au coeur de leur intrigue. La même année, le secteur du jeu vidéo connaît sa première crise. Les majors déclinent leurs grands succès sur console mais les consommateurs ne suivent pas, ces derniers se plaignant d’une redondance de titres peu originaux. Le monde du jeu vidéo va mal car il est toujours considéré comme un effet de mode qui ne percera pas. C’est un plombier moustachu en salopette rouge nommé Mario, nouveau résident de la firme Nintendo, qui va relancer, dès 1985, l’industrie du jeu. Ses aventures, devenues extrêmement populaires auprès des enfants, vont intéresser Hollywood. Huit ans après son premier saut sur champignons, SuperMario Bros est adapté au cinéma. Mais là encore, le passage du jeu vidéo au cinéma est mal reçu. Le rythme est trop différent et l’esthétique difficile. Résultat: pour un budget de 42 millions de dollars, le film n’engrange que 21 millions aux États-Unis. En 1992, Le Cobaye, de Brett Leonard, créait la surprise dans les salles obscures, révolutionnant l’utilisation d’un scénario basé sur l’arborescence des jeux vidéo. Le spectateur découvrait la dimension virtuelle des programmes informatiques et les possibilités visuelles envisageables. Pour la seconde fois après Tron, le cinéma puise et explore l’essence de cette culture digitale émergente.

3. Le jeu s’autoadapte

À l’aube des années 90, les jeux vidéo ne sont plus perçus comme de simples extensions du cinéma. Ils existent indépendamment, développant leurs propres codes narratifs, leurs propres histoires et, surtout, ils s’adressent à un public qui a grandi et évolué avec eux. Dans les années 80, la décennie des films de « gros bras », les Schwarzenegger, Stallone, Van Damme et consorts, explosaient les chiffres du box-office. Désormais, sur console, les gamins s’amusent avec des jeux de combats. Double dragon,Street Fighter et Mortal Kombat sont les plus convoités des salles d’arcade. Pourquoi alors ne pas allier les deux divertissements populaires en un seul et entraîner leur public respectif dans les salles de cinéma? Si ces jeux ne brillent pas vraiment par la qualité de leurs scénarios, le cinéma s’en chargera. Les chiffres sont au rendez-vous. Les trois films adaptés de ces jeux vidéo populaires, sortis en salle entre 1994 et 1995 avec des budgets dérisoires, rassemblent le public des deux communautés. Si la critique boude, on ne peut que constater l’opportunisme (et l’ingéniosité) de la démarche des producteurs à s’approprier un marché en plein boom.

4. La prise de pouvoir

Ce n’est plus un secret, les jeux vidéo séduisent toutes générations confondues. Ils gagnent en maturité en offrant des scénarios que ne rejetteraient pas Spielberg ou Cameron. Tout ce qui est imaginable est désormais réalisable! Plongés dans des aventures incroyables qui défient les lois de la fiction, les héros de jeux vidéo deviennent des stars au même titre que les acteurs. En 1996, issue d’un jeu d’aventure du développeur Toby Gard, Lara Croft (héroïne du jeu Tomb Raider) devient une icône générationnelle et l’une des premières grandes stars internationales du jeu vidéo. La rançon du succès: un personnage sexy confronté à une vraie intrigue. Cinq ans plus tard, sous les traits d’Angelina Jolie, la première aventure de Lara Croft est adaptée au cinéma.

L’industrie du divertissement doit désormais compter avec l’influence des grands noms du jeu vidéo, qui rivalisent entre eux pour séduire un joueur toujours en perpétuelle demande. Leur idée est de repousser plus loin les limites. Une escalade dont le cinéma va profiter. En 2001, Hironobu Sakaguchi et Motonori Sakakibara s’inspirent de la célèbre série de jeu FinalFantasy pour mettre à l’écran une aventure entièrement réalisée en images de synthèse. Malgré son succès relatif, le film est précurseur. Pixar ou DreamWorks n’atteignent pas à l’époque la qualité visuelle et technologique de Final Fantasy. Une différence de qualité qui s’explique par la présence, derrière le film, de Square Pictures, entreprise d’édition et de développement japonaise, leader du secteur du jeu vidéo.

La méthodologie d’animation et de conception de programmes de synthétisation a évolué depuis le début des années 70 et révolutionne le monde de l’animation. L’arrivée de ces sociétés de jeux vidéo à l’orée des années 2000 sur le marché du cinéma va transformer la conception même des films. De l’apport de nouveaux codes narratifs compris par un public acquis aux jeux vidéo jusqu’à des avancées technologiques qui vont garantir l’évolution sémiologique du cinéma vers le modèle du jeu vidéo.

5. L’avenir est-il ailleurs?

Aujourd’hui, l’industrie du jeu vidéo est devenue reine dans le monde et pèse donc largement plus que celle du cinéma. La stratégie des grands studios vise donc directement ce public. Qui dit recettes importantes impose de viser le public jeune qui passe des heures devant les consoles. D’opportuniste, Hollywood va s’imprégner, digérer cette culture « geek » pour en nourrir ses productions à la sauce « gamer », comme on a pu le voir ces dernières années avec des films comme Speed Racer, Scott Pilgrim ou Les Mondes de Ralph. Lorsque Spielberg annonce en 2013 qu’il produira directement pour les consoles une série adaptée du célèbre jeu Halo de Microsoft, il parachève une révolution essentielle. Quand Michael Fassbender signe pour jouer dans l’adaptation au cinéma du jeu Assassin’s Creed, il corrobore l’idée d’une recherche de qualité des adaptations de jeux vidéo au cinéma. Les frontières déjà poreuses ont définitivement disparu entre les deux géants. Un acteur peut tout à fait désormais décrocher un rôle dans un jeu vidéo, comme par exemple Ellen Page et Willem Dafoe qui se prêtent au jeu de la motion capture pour incarner les héros du jeu Beyond: Two Souls.

La fusion artistique et économique, lancée depuis 30 ans entre le cinéma et le jeu vidéo, prouve qu’elle n’est pas une tendance passagère et que le jeu vidéo a pris une place influente, voire prépondérante, dans la production cinéma aux États-Unis. Dans les années 30, le cinéma puisait son inspiration dans la littérature, adaptant les best-sellers avant de créer ses propres outils de syntaxe. Si la littérature garde toujours une place privilégiée sur grand écran, elle doit aussi se mesurer à cette révolution numérique et narrative et ces nouvelles façons de se distraire.

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