SUPERBE EN MÈRE AMBIGUË DANS L’INTENSE PRÉJUDICE, NATHALIE BAYE RESPIRE LE BONHEUR DU « LÂCHER-PRISE » DEVANT LA CAMÉRA.

Elle nous a fixé rendez-vous dans le bar d’un hôtel classe, discrètement logé dans une rue calme de la Rive gauche, en lisière de Saint-Germain-des-Prés. Sa fille et collègue Laura Smet n’est pas loin, qui patiente avec une amie sur un canapé tandis que « Mademoiselle Baye » -comme persistent à l’appeler ses attachés de presse- s’ouvre aux questions que justifie son nouveau film, Préjudice. Elle y est très remarquable dans un personnage de mère tout sauf facile à jouer, une femme qui voit un barbecue familial virer au cauchemar et révéler des secrets douloureux, de lourdes frustrations, d’amers ressentiments.

L’actrice française n’a guère hésité quand elle a découvert le script envoyé par le jeune réalisateur belge Antoine Cuypers, co-écrit avec le romancier Antoine Wauters. « Le scénario était très bien construit, remarquablement écrit, comme on en trouve peu! », se souvient Nathalie Baye. « D’habitude, quand je lis un script -opération le plus souvent très ennuyeuse- et que je trouve un sujet qui m’intéresse, je vois aussi tout ce qu’il y a encore à préciser, à développer ou surtout à resserrer, poursuit-elle, mais Antoine et son coscénariste avaient dû travailler beaucoup, et longtemps, et de manière très pointue. Je ne dis pas qu’on pouvait déjà voir le film, mais on sentait la densité, la puissance, qu’il pourrait avoir. L’écriture, la maîtrise étaient incroyables, surtout qu’il s’agit d’un premier film! »

Elle qui tourna La Fleur du mal pour Claude Chabrol en 2002 reprend une formule chère à ce dernier pour estimer que dans Préjudice, « il n’y a pas de gras. » Que de l’essentiel, une décantation comme celles qui révèlent la quintessence d’un vin… « Il y a tant d’intelligence chez Antoine, tant d’originalité et de vision cinématographique! », s’exclame l’actrice séduite et aussi touchée par « la révélation d’une vraie sincérité, quelque chose qui, même si ça ne me regarde pas, apparaît en partie au moins comme du vécu… « 

En famille

« Le casting du film a été réfléchi, pensé, soupesé, avec des changements jusqu’à la dernière minute ou presque, non pas parce que tel ou tel acteur n’était pas bon, mais pour des raisons d’harmonie par rapport à l’ensemble. Il s’agissait de former une famille, d’y faire croire absolument, de la faire « sentir » comme une évidence par le spectateur. » Nathalie Baye se souvient de la première lecture à voix haute, « une étape toujours cruciale, implacable parce que le texte n’est plus lu silencieusement mais est dit et devient vivant. C’est à ce moment-là que se révèle brutalement ce qui ne colle pas, qui serait de l’ordre du trop ou du pas assez… « 

Dans Préjudice, la famille apparaît comme un véritable théâtre, dont la comédienne souligne toute la puissance inhérente. « Un puits sans fond de potentiel dramatique, tant il est vrai qu’il n’y a pas de famille totalement transparente, qu’il y a toujours des secrets, des douleurs, des non-dits, des compromis. La famille, c’est un mélange d’amour, de colère, de rancoeurs. C’est quelque chose de merveilleux mais de terrifiant, aussi. C’est toujours une histoire sans fin. » Une histoire qui se raconte avec des regards, et avec « des mots qui caressent et des mots qui blessent, des mots qui unissent et des mots qui séparent, et puis ces mots qu’on ne dit pas, ces silences dont l’impact est parfois plus fort encore. »

Son personnage de mère confrontée à un fils hors norme, Nathalie Baye a voulu « l’imaginer tel qu’Antoine Cuypers avait pu le désirer. Cette mère a fait ce qu’elle a pu, et elle continue de faire ce qu’elle peut. C’est difficile d’être parent. De trouver la bonne façon d’exprimer son amour à des enfants qui sont tous différents, pour qu’ils se sentent aimés pour ce qu’ils sont. La perfection n’existant pas, même si souvent on semble l’exiger des mères, elle a -c’est évident- aussi fait des erreurs… »

Nathalie Baye n’est pas de ces actrices qui cherchent le contrôle à travers notamment la maîtrise des éléments techniques, comme peuvent l’être par exemple (et même par excellence) Isabelle Huppert ou Catherine Deneuve. « La technique, les focales, les objectifs, les éclairages, je les connais suffisamment… pour pouvoir les oublier, explique-t-elle, et en définitive, je ne me suis pas tellement éloignée de la toute jeune comédienne qui découvrait les plateaux de La Nuit américaine en n’y connaissant strictement rien! » Elle rit à ce beau souvenir d’avoir été Joëlle, l’assistante-scripte du grand film sur le cinéma tourné par François Truffaut aux studios niçois de La Victorine, à l’automne de 1972. « Parfois, je ne savais même pas quelle caméra filmait, puisqu’il y en avait deux: celle du film et celle du film dont le tournage est le sujet du film… »

La femme aux quatre Césars (lire par ailleurs) privilégie l’intuition. « Je sens si la lumière est bonne ou pas, je sais quand elle est dure… sans pour autant me plaindre, car c’est le film qui compte. La manière dont je suis cadrée, j’en suis également consciente, et c’est utile. Mais surtout, je me lâche! Mon plus grand plaisir dans ce métier, c’est l’abandon. Je peux savoir des choses en amont, mais au moment de jouer, je les oublie. Ce qu’on sait parasite cet instant où l’on doit être. Alors j’oublie tout, je sors du contexte. Et plus j’oublie, plus je me sens libre! »

Posséder n’est pas jouer

« Le succès et l’argent, quand ils viennent, font parfois se déplacer le désir de jouer vers le désir de posséder. Chacun s’en sort comme il peut et vit comme il a envie de vivre… Moi, j’aime encore mon métier du même amour que j’avais au départ. Je pense que jouer, ça aide à vivre… » Nathalie Baye en a vu, des acteurs, des actrices, qui risquaient de se perdre en perdant l’essentiel pour ne plus voir que l’accessoire, « lire un scénario en pensant au nombre d’entrées que le film peut ou ne peut pas faire… « 

La comédienne aime le paradoxe qui fait des tournages de films drôles des expériences souvent très sérieuses (« tant le comique exige de précision, de timing ») et -a contrario- des tournages de drame des aventures joyeuses. « Je n’ai jamais autant ri qu’en faisant La Chambre verte avec Truffaut, un film pourtant centré sur l’amour des morts, se rappelle-t-elle, nous avons eu des fous rires en plein cimetière carrément catastrophiques! »

Baye aimait la douceur du travail avec Truffaut. Tourner avec Godard était une autre paire de manches. Comme dans ce Détective où son mari dans la fiction, Claude Brasseur, subit en sa présence les foudres du cinéaste. « Il y a eu ce moment terrible avec Jean-Luc, raconte-t-elle, j’étais moi aussi dans la scène mais j’avais été épargnée -je ne sais par quel miracle- tandis qu’il tombait sur Claude au point de le casser complètement… Mais à la fin, dans les dernières prises, Claude était bouleversant. Jean-Luc l’a broyé pour l’amener où il voulait, totalement démuni, assis sur le bord d’une baignoire, nu physiquement mais aussi mentalement. Je ne sais pas s’il avait réellement besoin de passer par toute cette douleur, et je ne suis pas pour ce genre de méthode. Mais je retiens cette émotion ressentie en entrant dans la salle de bains et en voyant Claude à ce point bouleversant… Godard peut être très désagréable, même cinglant, mais il sait être très chouette à d’autres moments. J’ai adoré travailler avec lui. »

Elle qui aime tellement « entrer dans l’univers d’un réalisateur », comment vit-elle les « sorties », les fins de tournage, ces moments où l’aventure commune de quelques semaines s’achève et qu’on retourne de son côté? « J’ai tellement l’habitude de cette gymnastique, je fais cela depuis si longtemps… Au début, j’étais désespérée quand un film s’achevait. Un tournage, c’est une expérience de groupe, vivre ensemble, créer des liens, former des complicités, être une espèce de famille. Et perdre ça, c’était à chaque fois un déchirement, je trouvais ces moments affreusement tristes. Maintenant, je sais que c’est la vie, qu’on se retrouvera peut-être… ou pas. Je ne ressens plus cette tristesse de fin de tournage. Je retourne à ma vie, et je pense au prochain film. »

RENCONTRE Louis Danvers, À Paris

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