Peter von Poehl, Swedish delight

Peter von Poehl, le Burt Bacharach new wave européen? © ESTELLE EHANANIA
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Entre Nick Drake, l’americana et une pointe de Burt Bacharach, le Suédois de Paris Peter von Poehl propose un cinquième album d’un élégant spleen orchestral. En partie créé en coupant des légumes.

Super, tof, joli, charmant, fruité. Qualificatifs têtes de gondole pour qualifier ce Memories from Saint-Forget, qui n’en est pas une, de gondole, même si l’un des nouveaux titres de von Poehl évoque bien la cité des Doges (Venice in My Veins). Pseudo-innocence sonore, comme si on en était encore au temps des sixties/seventies triomphantes, avec tous ces mythes bientôt morts. à la Nick Drake (1948-1974). C’est l’une des images sonores qui travaillent ce disque, labouré dans la délicatesse propre au chanteur anglais défunt juste nommé. De fait, une évidente parenté musicale drakienne surgit dans un titre comme Monkey’s Wedding, que Peter von Poehl (1972) glisse dans d’autres terrains fertiles: la référence à l’Amérique des espaces sans limite et des villes de même vastitude. Voire à la country par l’usage de la lap steel, guitare horizontale sur laquelle on glisse un doigt métallisé pour en extraire des sons langoureux. Et puis l’ampleur des arrangements -choeurs, cuivres, cordes- pourrait faire de Peter un Burt Bacharach new wave européen (Behind the Eight Ball), se délectant des derniers remparts romantiques en usage.

von Poehl est un musicien-voyageur: il arrive de Suède à Paris en 1998, puis déménage à Berlin pour quelques années, et revient en France en 2007. Mariant Marie Modiano -oui, la fille du célèbre l’écrivain-, avec laquelle il collabore volontiers dans l’artisanat chanson. Traversant des expériences sonores un bout de temps liées au label Tricatel de Bertrand Burgalat: guitariste du groupe AS Dragon, Peter se retrouve en scène avec Burgalat mais aussi Alain Chamfort ou… Michel Houellebecq. Un talentueux caméléon dont le parcours solo mérite la (re)découverte.

Tu es donc un Suédois de père allemand qui vit à Paris et chante en anglais. Dans quelle langue rêves-tu?

C’est une question intéressante parce que les langues sont associées à des parties de la personnalité. Je parle pas mal de langues et en en changeant, j’ai l’impression d’être un peu différent. Dans mes rêves, les gens parlent anglais, français, suédois, sans que je puisse vraiment en saisir la logique.

Pourquoi ton scandinavicana semble-t-il parfois aussi proche des sonorités profondément nord-américaines?

Beaucoup de Scandinaves ont émigré en Amérique. En particulier des habitants de Malmö, la région (du sud de la Suède, NDLR) d’où je viens. Pour des raisons essentiellement économiques: c’était souvent des paysans qui crevaient -littéralement- de faim. Et je pense qu’ils ont dû y emmener leur spleen (sourire). Je pense que l’on peut rapprocher le son de la démographie, de l’espace dont on dispose dans chaque pays. La Suède, c’est 10 millions d’habitants pour un territoire quinze fois comme la Belgique. Mais c’est quelque chose qui atterrit naturellement dans les chansons…

Le « mystère de l’écriture »?

Oui, vraiment. Quand j’essaie d’analyser le pourquoi de la musique, la seule méthodologie comparable me semble être la cuisine (il rigole). La plupart des chansons de l’album ont été écrites en coupant des légumes… Genre privilégié, étant végétarien. Au printemps dernier, j’étais en dehors de Paris, à la campagne, et toutes mes commandes de musiques avaient été annulées. J’ai récupéré des morceaux datant de 2018 et puis j’en ai écrit d’autres, entre la cuisine et mon studio.

Une supposition sur ta cuisine: beaucoup de légumes à la vapeur avec un peu de graisse américaine?

(Il rigole) Je ne mange pas de viande, donc je me charge d’élaborer une cuisine végétarienne faussement asiatique ou méditerranéenne. Il s’agit davantage d’une méthode de travail que d’autre chose. Dans Story of the Impossible par exemple, écrit à Berlin en 2005, je faisais des pâtes all’arrabiata tout en trouvant des idées musicales avec mon petit cuatro vénézuelien (une guitare à quatre cordes, NDLR). J’ai écrit les paroles pendant que je mangeais les penne. Directement après, j’en ai fait une maquette dans le studio que j’avais dans l’appartement: j’ai essayé de refaire le titre par après, avec plus de moyens, mais c’est la première version qui est arrivée sur le disque. L’odeur de cette chanson, c’est bien celle des pâtes.

« Quand je travaille pour les autres, je me sens comme un touriste dans un autre monde artistique. »© ESTELLE EHANANIA

Dans ta musique, le contraste est fort entre une musique presque joyeuse, voire triomphante, et des textes plus réalistes, parfois sombres.

L’angoisse de ces textes reflète cette période cloîtrée à la campagne en famille. Je me levais très tôt le matin, avant les enfants. Après toutes ces années, faire de la musique reste associé à quelque chose de joyeux. Même s’il y a des moments où on perd le fil, où on pense qu’on ne fera plus jamais quelque chose de bien.

Quand tu chantes I Miss My Old Grey Skies, c’est l’expression d’une mélancolie pour le nord?

Ce pourrait être ça. Lorsque j’ai écrit ce titre en 2018, j’étais sous les toits à Paris, dans un minuscule espace où il devait faire 40 degrés. Donc l’inspiration était assez concrète (sourire). De manière générale, mes paroles expriment volontiers le doute. Contrairement aux Américains qui possèdent la tradition de la narration, du storytelling, je ne pense pas réellement faire ça. Je produis plutôt des instantanés où les mots, sans en rajouter sur le plan culinaire, sont comme des saveurs différentes, des épices. Des sensations. L’anglais, qui est devenu ma langue musicale, conserve malgré tout une petite distance envers moi, comme dans Monkey’s Wedding, également écrit en 2018. J’étais en Australie pour des concerts, on jouait en extérieur à Melbourne, il y avait du soleil et de la pluie en même temps. Quelqu’un a lancé qu’il faisait Monkey’s Wedding, une expression sud-africaine… En français, on dit  » Quand le diable marie sa fille » (sourire).

L’art du contraste, c’est aussi l’histoire de ton identité musicale. Sideman et producteur chez les autres et artiste « solo »… Cela passe donc par une collaboration avec le label de Burgalat, Tricatel. Comment a eu lieu la rencontre?

Je ne pourrai jamais être assez reconnaissant envers Bertrand. Je suis arrivé à Paris en 1998 avec une bourse de la Communauté européenne pour les jeunes sans emploi (sourire). Je devais aller à Londres pour un stage. Sur le papier, c’était super, puisque c’était supervisé par Brian Eno. Mais pour différentes raisons, ça ne me plaisait pas. Donc je me suis retrouvé au studio de Burgalat qui, instantanément, m’a donné toute liberté. J’ai vraiment appris de lui pour décoincer la musique. Je suis totalement autodidacte et j’ai été impressionné par sa façon, souvent bordélique, joyeuse, sans règles, de faire une musique qui, au final, fonctionne. Burgalat a été mon libérateur. Quand je travaille pour les autres, je me sens comme un touriste dans un autre monde artistique. Qui me renvoie à la question de l’identité: il m’est arrivé de jeter tout un album à la poubelle, parce ce que cette identité n’y était pas. Travailler pour les autres, c’est comme ouvrir une boîte de Pandore, notamment par rapport à mes origines, à mes parents, à mon père et à l’Allemagne. Mon premier album parlait de ça, de l’exil, même si on est privilégiés, pouvant voyager partout. Sauf aujourd’hui, si on est Anglais (sourire). Je pense avoir fait la paix avec ce questionnement.

Depuis au moins une décennie, entre les polars de l’Islandais Arnaldur Indridason et une série suédo-danoise comme Bron, la Scandinavie est à la mode. Et révèle aussi un sens aiguisé de la narration. Comme si on avait décongelé la période Bergman…

En Suède en tout cas, Ingmar Bergman a vraiment contrôlé les décisions prises par l’Institut suédois du film: il décidait des aides, généralement peu en faveur des réalisatrices. Et puis, au début des années 2000, une maison de production Les Films de l’Ouest, à Göteborg , a commencé à monter des projets indépendants. Bron et les séries viennent de cette initiative-là, de l’héritage post-Bergman. Quant à l’influence sur ma musique, je ne sais pas trop. En 2017, pour le film Ravens de Jens Assur, ma musique a décroché un Oscar suédois, pour un film assez dur, racontant la vie d’une famille en milieu rural suédois dans les années 60. Pour la musique, je voulais faire une musique hyper-scandinave, mais après 20 ans à l’étranger, ça serait forcément différent. J’ai voulu utiliser des instruments traditionnels, comme la vielle à roue, mais j’ai dû aller trouver un joueur autrichien, le Paganini du genre, parce qu’il n’y en avait visiblement plus en Suède. Tout cela pour dire que l’idendité scandinave depuis Sibelius au moins, est une question qui se pose.

Une anecdote sur la collaboration avec Michel Houellebecq, l’album étant sorti en 2000 sur le label Tricatel de Burgalat? Les after-shows dans les lupanars et autres bars à « demoiselles » qu’il adore? Une anecdote politiquement incorrecte?

(Rire nerveux). On a passé toute une année à tourner ensemble. En ce qui concerne l’anecdote, ça devient tout de suite politiquement peu correct. Je pense qu’il en a pas mal parlé lui-même: il cultive assez son propre personnage, il n’a pas besoin de moi. On avait une relation très professionnelle, avec des rapports cordiaux, mais on ne se voyait pas en dehors de la musique.

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