Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

DE TOUTES LES UNES, DE TOUTES LES SÉLECTIONS, L’INCONTOURNABLE CHRISTINE ANGOT TIENT AVEC UN AMOUR IMPOSSIBLE LE HAUT DU PAVÉ DE LA RENTRÉE LITTÉRAIRE. À TORT? À RAISON?

Un amour impossible

DE CHRISTINE ANGOT, ÉDITIONS FLAMMARION, 224 PAGES.

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Nous sommes à Châteauroux à la fin des années 50, et Rachel Schwartz vient de rencontrer Pierre Angot: elle est juive et pauvre, il vient d’un milieu parisien bourgeois, détenteur de culture et de savoirs. Elle et lui entament une passion -physique et intime, jamais sociale: il lui annonce d’emblée que, au vu de leur différence de classes, il veut bien lui faire un enfant mais ne l’épousera pas. Leur amour est impossible, ses multiples et douloureuses irrésolutions contamineront bientôt celui de Rachel et Christine, petite fille née de leur union mais officiellement « de père inconnu ». Mère et fille nourriront un lien exclusif, déposé dans de mornes cités de province, dont le seul horizon, hormis quelques velléités de vie nouvelle (ce sera Reims après Châteauroux), sera la figure de ce père en pointillé et en attente: « La rupture avec mon père n’avait pas été nette. Rien ne lui interdisait d’espérer un revirement. »

Le reste est notoire, Christine Angot en a fait le motif récurrent de ses livres, la fureur où va puiser tout son travail: après l’avoir finalement retrouvée et reconnue, son père abusera d’elle sexuellement, des années durant. Un inceste sur lequel l’auteure d’Une semaine de vacances revient aujourd’hui, toujours à la première personne du singulier, mais depuis un angle complètement inédit, en 30 ans d’écriture et 18 romans: le point de vue de sa mère. Quel rôle n’aura-t-elle pas tenu? A quel déni, à quels aveuglements aura-t-elle consenti pendant tout ce temps, et pourquoi?

Les mots pour le dire

Composé à 80 % de dialogues (onomatopées, répétitions), Un amour impossible expose le caractère implacable d’un face-à-face. Portrait de Rachel, récit des évolutions, sur des années, de leur relation, le texte d’Angot explore la « place exorbitante » que sa mère a prise dans sa vie, de la fusion heureuse de l’enfance à la haine de l’adolescence, et jusqu’à des retrouvailles tardives, récentes -imprévues. « Des sentiments très anciens, qu’on croyait perdus, qui dataient de sa jeunesse à elle et à moi de mon enfance, ont commencé à réapparaître. On ne s’y attendait pas. On ne les espérait plus. Ça s’est fait sans qu’on s’en rende compte. » C’est la seconde partie du livre, et déjà son final, duquel il va tirer toute sa force de frappe: pendant une semaine de canicule à Paris, tous les midis, dans la grande salle vide d’un café en proie aux courants d’air, elles reprennent le dialogue. Car à Paris, la mère vient retrouver la fille, mais aussi -et c’est capital- reconnaître l’écrivain qu’elle est devenue, et dont elle a lu les livres.

Angot, qui croit au pouvoir des mots, et à la grande entreprise cathartique de la littérature, reprend alors la main pour sortir de la fatalité: à quels enjeux est venue répondre sa naissance? Dans une logorrhée uppercut, elle vient mettre à jour la « logique », superviolente, ayant présidé à une entreprise de destruction familiale, identitaire et intime.

Rarement son programme littéraire aura semblé si acéré, et le dispositif d’écriture pour le mener à bien aussi raccord: il explique sans doute les raisons d’une certaine unanimité (on parle un peu partout d’Un amour impossible comme du meilleur livre d’Angot). Tout au long du texte, on sent une urgence à écrire -pas d’effets ici, hormis ceux de la nervosité, et d’un travail sur l’oralité mené dans un seul but: s’arracher à toute tentation de style ou d’amabilité comme à toute forme de discours construit, transmis et convenu. Accumulant les mots qui viennent frontalement dire, Angot tend, dans cette puissante histoire de rejet social et de mondes irréconciliables, à ce que devrait toujours être l’autofiction -à ce qu’elle est au plus fort: une façon de connecter destinée individuelle et enjeux sociétaux. D’étendre la contingence à la nécessité.

YSALINE PARISIS

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