EN UNE SÉRIE D’INSTANTANÉS SAISISSANTS DE LA MIDDLE CLASS, RUSSELL BANKS TIRE UN PORTRAIT AIGRE-DOUX D’UNE AMÉRIQUE À BOUT DE SOUFFLE.

Un membre permanent de la famille

DE RUSSELL BANKS, ÉDITIONS ACTES SUD, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR PIERRE FURLAN, 240 PAGES.

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On sait Russell Banks à l’aise sur tous les terrains géographiques et littéraires. De l’épopée politico-exotique au Libéria (American Darling) au portrait sensible d’un paria sexuel (Lointain souvenir de la peau, son dernier roman) en passant par la fresque historique ressuscitant l’abolitionniste John Brown (Pourfendeur de nuages), le plus engagé des écrivains américains excelle à extraire le jus amer de l’humanité de ses fruits défendus.

Une puissance romanesque qui conserve toute sa saveur après réduction dans le court-bouillon de la nouvelle. Son quatrième recueil, mais le premier depuis 2000 et L’Ange sur le toit, offre ainsi un condensé de son talent à faire affleurer à la surface des mots le désarroi, les doutes, les rêves brisés ou simplement l’impuissance de ces êtres en déshérence d’eux-mêmes qui peuplent une classe moyenne usée jusqu’à la corde.

Au fil des douze tableaux qui se répartissent équitablement entre les ciels gris de la Nouvelle-Angleterre et le soleil incandescent de Floride (soit les deux endroits où Banks passe le plus clair de son temps) se succèdent des hommes et des femmes d’âge mûr confrontés à un événement ou une rencontre qui va finir d’achever leurs dernières illusions. Qu’on accompagne un couple de retraités taillant la route dans son mobile home et ne sachant que faire de leur chien décédé, comme pour souligner la vacuité de leur errance, qu’on suive deux « oiseaux des neiges » (ces gens du nord qui filent se réchauffer les os au sud quand l’heure de la retraite a sonné) à Miami en quête d’un second souffle, une même onde de mélancolie secoue ces tranches de vie surplombant l’abîme.

Fractures ouvertes

La perte d’innocence est au coeur de ces instantanés mis en scène de main de maître par un romancier faisant frire dans sa poêle le rêve américain. Un divorce, un deuil ou une disparition sont souvent le grain de sable qui grippe l’équilibre fragile de relations bâties sur du sable. « Les enfants n’auraient pas été si traumatisés; leur vie, telle qu’elles la voient aujourd’hui, n’aurait pas été défigurée à jamais« , soutient le père largué dans la nouvelle qui donne son titre au livre.

Fidèle à l’idée que la fiction consiste en une série d’hallucinations, Banks arrime ses paraboles métaphysiques à de solides crampons narratifs. De la sphère intime, du drame familial, on glisse lentement vers une violence plus physique, plus glauque, distillée sur le mode du thriller, à l’image des confidences glaçantes d’une inconnue croisée dans un aéroport et hantée depuis 20 ans par la disparition de son ancienne protégée. Ou du témoignage de ce barman d’un casino, assistant sans intervenir à la dérive d’un client cherchant un endroit où assouvir ses fantasmes inavouables.

Et même quand une bonne nouvelle sert d’amorce à cette entreprise de démolition (un artiste inconnu auréolé d’un prix qui va le rendre riche et célèbre du jour au lendemain), la joie n’est que de courte durée, son nouveau statut social le transformant en cible au cours d’un repas entre amis qui vire au jeu de massacre.

La solitude est notre lot, notre fardeau, semble nous dire Russell Banks, aussi redoutable au sprint que sur les longues distances.

LAURENT RAPHAËL

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