SELAH SUE QUI DÉPRIME, BJÖRK QUI ANNULE SA TOURNÉE PARCE QUE SES CHANSONS SONT TROP CHARGÉES ÉMOTIONNELLEMENT… COMMENT L’ARTISTE (DI)GÈRE-T-IL SES ÉMOTIONS? PEUT-IL SE METTRE À NU SANS SE METTRE EN DANGER? ALLONGEZ-VOUS…

Le message posté sur Facebook date du 7 décembre dernier. Dans un long texte, Selah Sue y confie son mal-être. « Le lendemain du concert de samedi à Forest, je me suis sentie mal et vide… Et cela m’a inquiétée… Si même cette soirée-là ne me rend pas heureuse pendant plus de 24 heures, qu’est-ce qui me permettra de l’être? Il y a un mois, j’ai connu une sérieuse attaque de panique sur scène. Je ne me sentais pas à ma place, et les sourires des 8000 personnes n’ont fait qu’empirer les choses. J’ai voulu fuir la scène et disparaître. » Elle explique encore plus loin: « L’insécurité a toujours fait partie de ma vie, mais jamais de manière aussi dévastatrice que ces derniers mois, au point de prendre le contrôle de ma vie. Je suis à nouveau tombée en dépression. » Le post est accompagné d’une photo de la jeune chanteuse, portant un nez rouge. Une référence à l’opération Rode Neuzen, qui entend sensibiliser aux questions de santé mentale chez les jeunes, en Flandre.

Le message de Selah Sue n’est pas passé inaperçu. Largement commenté et partagé, il a été salué notamment pour sa franchise. Il faut préciser que Sanne Putseys de son vrai nom n’a pas attendu la célébrité pour souffrir d’épisodes dépressifs. Adolescente déjà, la chanteuse a dû prendre le problème à bras-le-corps. Elle ne s’en est jamais cachée. Cette année, elle parrainait d’ailleurs l’ASBL Te Gek!, autre initiative visant à briser le tabou qui règne encore autour de la dépression et des maladies psychologiques. Quelques jours après son message Facebook, la chanteuse en postait un nouveau, cette fois pour remercier des réactions de soutien qui se sont accumulées. « Parlez-en. N’ayez jamais honte. Soyez fiers du fait que vous viviez les choses intensément ».

Selah Sue n’est évidemment pas la seule artiste à souffrir de la dépression. Au-delà des épisodes parfois très lourds, le spleen ferait même quasi partie intégrante de l’activité artistique. L’image, voire le cliché, de l’artiste hypersensible a la vie dure? S’il est largement admis, voire valorisé, il a toutefois aussi ses limites. Quelqu’un comme Björk en a fait récemment l’expérience…

Disque de rupture

Au début de l’année, la chanteuse islandaise sortait Vulnicura. Premier album en quatre ans, il est centré quasi exclusivement sur la rupture avec son compagnon, l’artiste contemporain Matthew Barney. Dans la foulée, la musicienne avait mis sur pied une mini-tournée autour du nouveau disque. Las, après une première série de dates à New York et en Europe, Björk a dû annuler les autres concerts prévus. Explication officielle: un problème d’agenda. Mis devant le fait accompli, le patron du festival la Route du rock, qui en avait fait sa tête d’affiche, n’a pas franchement apprécié. Et n’a jamais cru au motif d’absence invoqué. De fait. Le 8 août, Björk évoquera dans un message Facebook des raisons qu’elle « ne contrôle pas ». « Chanter cet album a été intense et son horloge interne semble différente de celle des autres. Cet album a vécu à sa façon, à la fois dans l’urgence dans laquelle il est sorti (le disque avait fuité sur le Net avant sa sortie officielle, obligeant la firme de disques à précipiter les choses, NDLR), et dans cette fin soudaine. » En d’autres mots,Vulnicura, et tout ce qu’il remue, semble avoir été trop douloureux à exécuter sur scène. Publiée dans le Guardian, une recension du premier concert de la tournée à New York le laissait d’ailleurs deviner: « Elle a joué les six premiers morceaux de Vulnicura [… ] d’une traite et avec une évidente difficulté. Se détournant fréquemment du public, elle n’a pas pu chanter les paroles de History of Touches, les remplaçant par un yaourt de syllabes, typique de Björk.  »

Composer des morceaux à ce point intimes qu’ils en deviennent impossibles à reproduire sur scène: dans le même article, le Guardian revient sur une série d’autres exemples. Du groupe metal Korn -qui a chanté récemment, pour la première fois en 20 ans, la chanson Daddy, faisant référence aux abus sexuels qu’a subis leur leader étant gamin-, à U2 qui n’a joué qu’épisodiquement One Tree Hill, titre de l’album Joshua Tree évoquant la mort d’un ancien roadie. En y repensant, on remet également la main sur l’interview de Sharon Van Etten, que l’on avait rencontrée l’an dernier, pour la sortie de Are We There, disque également à haute charge émotionnelle. La chanteuse américaine expliquait notamment: « C’est facile d’écrire les chansons; ça l’est moins de les partager. Jouer certains morceaux en live est parfois compliqué. Il y a eu des concerts où ma voix a pu trembler. Mais cela a aussi un côté cathartique. C’est un bon processus de guérison: vous devez affronter les choses, les exprimer, pour vous permettre de les dépasser. »

« Par la force des choses, l’artiste injecte des sentiments et des émotions dans sa création. C’est le moteur même de son activité », nous explique ainsi Bernard Rimé, professeur à l’Institut de recherche en sciences psychologiques de l’UCL. Il est donc logique que le produit de cette activité soit lui-même chargé de sentiments. Si, comme dans le cas de Björk, ces émotions sont liées à une rupture, on peut imaginer et comprendre que, quand elle les chante, elle reconvoque des éléments douloureux. »

The Show Must Go On

Pour autant, certains n’ont pas digéré l’attitude de la chanteuse islandaise. Et on ne parle pas que du directeur de la Route du rock. Björk n’a-t-elle pas manqué de professionnalisme? N’a-t-elle pas cédé à des caprices de diva (on remarquera au passage que le terme n’a pas réellement de pendant masculin, comme si les excentricités masculines étaient plus « légitimes »)? Bernard Rimé explique encore: « On n’est d’autant moins enclin à tenir compte du sentiment de l’artiste, qu’il existe une norme sociale très forte qui dit que « The Show Must Go On ». C’est un slogan très chargé. Jusqu’à un certain point, on doit être capable de dépasser les obstacles. Cette norme est importante, parce qu’elle a une valeur symbolique par rapport au reste de l’existence. On est tous acteurs de notre propre pièce de théâtre. Quoi qu’il arrive, il faut continuer à vivre. »

C’est la contrainte paradoxale de tout artiste. Il doit à la fois se montrer à fleur de peau, mais rester debout sur scène quoi qu’il arrive. Dans le même ordre d’idée, il a l’obligation de sincérité, mais sera disqualifié par le même public, quand, comme Björk, cette trop grande mise à nu le paralyse… L’auteur Mélanie Fazi l’exprimait ainsi sur son blog: « On demande aux artistes d’être vulnérables, de mettre leurs tripes dans leur création, d’écrire ou de composer à partir de leurs failles, de leurs souffrances; puis on leur demande d’être des machines, de ne jamais fatiguer, de ne jamais faiblir, d’être constamment au service du public et de ne jamais rien dire qui puisse se retourner contre eux. » Stéphane Rusinek est professeur de psychologie clinique à l’Université de Lille. Il donne sa version. « D’un point de vue émotionnel, on peut en effet se retrouver dans l’impossibilité d’effectuer une tâche, parce qu’elle est devenue trop confrontante. Par exemple dans le cas d’un burn-out au travail. Après, tout dépend de la manière d’exprimer ces émotions, et jusqu’à quel point on vous permet de le faire. Dans le cas d’un artiste, par exemple, cette possibilité est très grande, d’autant plus quand ils sont connus. A cet égard, je ne suis pas certain qu’à ses débuts, quand elle jouait devant 100 personnes, Björk aurait annulé de la même manière la suite de ses concerts… » En d’autres mots, si les artistes sont sensibles, c’est au moins autant parce qu’ils le sont réellement, que parce qu’on leur laisse la possibilité de l’être…

Les chanteurs, musiciens, acteurs, peintres… ont en effet une place à part dans la société. Avec tout ce qu’elle peut comporter de traits caractéristiques. Comme celui qui veut que le créateur soit forcément tourmenté, agité par des humeurs parfois violentes. Aristote se demandait par exemple pourquoi « tous les hommes qui se sont illustrés en philosophie, en politique, en poésie, dans les arts étaient des mélancoliques ». Sénèque avait lui conclu avec sa fameuse maxime: « Nullum magnum ingenium sine mixtura dementiae fuit », « il n’y a de génie sans un mélange de folie »

La douleur sublimée

Un autre poncif lié à l’art veut paradoxalement qu’il soit aussi… thérapeutique. L’expression permettrait ainsi de soulager, voire de soigner certaines blessures. Certaines pratiques seraient même plus « efficaces » que d’autres. « On commence à accumuler une série de données sur la question », préciseBernard Rimé. « Il apparaît notamment que le fait d’écrire est associé à une amélioration des paramètres de santé, dans les semaines et mois qui suivent. Dans mon propre groupe d’études, nous avons pu effectuer une série de comparaisons entre des personnes qui se sont exprimées par la parole et d’autres qui sont passées par l’écrit. On constate que le travail des émotions est plus approfondi dans le second cas. La confrontation paraît plus importante et le bénéfice plus grand… Après, ce n’est pas une garantie absolue. Tout dépend de ce que l’on apporte. » En d’autres mots, l’art ne guérit pas automatiquement, loin de là. « Il faut voir ce que la personne concernée va en faire. Elle peut aussi répéter et s’enfoncer dans le drame. Ce n’est pas forcément une issue… »

Dans certains cas, l’émotion est de toute façon trop vive, la douleur « inaudible », comme le suggérait récemment Lou Doillon. Dès son premier album, la chanteuse-actrice s’était imposé une exigence de vérité et d’intimité -quitte à rendre parfois certains titres difficiles à rendre sur scène. « Mais en même temps, nous précisait-elle en septembre dernier, les choses que je décide de mettre sciemment en avant sont des choses digérées. Parce que je veux pouvoir les partager. Je ne veux pas lâcher des morceaux qui soient trop compliqués à chanter sur scène. L’idée n’est pas de faire une psychanalyse. »

Après l’épisode Starflam, le rappeur belgo-congolais Baloji n’a cessé de creuser son histoire familiale à travers la musique. Au point de décrire son premier album solo, Hotel Impala, comme une « autobiophonie ». Un récit tumultueux, entre Lubumbashi et Liège, qui a remué pas mal de choses. Faciles à transposer et assumer sur scène? « La vérité est qu’on a tous un filtre qui est celui de la performance. On rebondit tous là-dessus. C’est une espèce de jeu qui permet de tenir. » Il s’agirait donc de magnifier les émotions, de les sublimer pour en faire quelque chose d’inédit. En 2015, peu d’artistes ont sorti de disque aussi tristement sublime que Carrie & Lowell. L’Américain Sufjan Stevens y évoque ses parents et, en particulier, la vie chahutée de sa mère, souffrant de troubles psychiques, morte d’un cancer en 2012. Il transposera le disque sur scène de la plus poignante des manières, racontent ceux qui y ont assisté (en Belgique, il s’est produit à Bozar, dans une salle comble). La première partie de la soirée était ainsi entièrement dédiée à Carrie & Lowell, avec un set intense, sur le fil, le chanteur ne s’adressant pas une seule fois au public… Comme dans une bulle.

Traiter le deuil est probablement l’une des choses les plus délicates à réaliser en musique. Pour les Girls in Hawaii, il a ainsi fallu un long moment avant de réellement se retrouver après le décès de Denis Wielemans, batteur et frère d’Antoine, le chanteur-guitariste du groupe. Finalement, les Girls rebondiront avec l’album Everest. A l’époque de sa sortie, Antoine expliquait le lent processus de redémarrage: les répétitions sans Denis, l’idée de tout arrêter, puis, avec le temps, les premiers morceaux qui réussissent malgré tout à remonter à la surface. « Chaque titre que j’écrivais faisait écho (à Denis, NDLR), était inspiré par sa disparition. Même quand ils étaient assez vagues ou écrits de manière automatique. Je tenais forcément à ce que l’album y soit attaché. Je n’aurais pas compris qu’on puisse enregistrer un disque sans en parler. » Au final, Everest paraîtra fin 2013. Il fera l’objet d’un EP supplémentaire, et d’une longue tournée qui donnera même lieu à un volet acoustique et sa transcription sur disque (Hello Strange). Comme si l’énergie vitale nécessaire pour dépasser le deuil avait également poussé le groupe à laisser les peurs au vestiaire, tentant ce qu’il n’aurait peut-être jamais osé auparavant. Comme une renaissance après le chaos.

TEXTE Laurent Hoebrechts

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content