Désirer, le dernier livre de Richard Flanagan, écrivain vivant en Tasmanie du bout du monde, pioche dans la conquête de l’île par les Anglais au XIXe: fiévreux et picaresque.

Sir John rapportait qu’au moment où sa célèbre expédition de 1819 était au plus bas, ravagée par la famine, et que 11 de ses 20 hommes étaient morts, personne n’avait jamais abandonné un certain niveau de décence. Plutôt que d’envisager le cannibalisme, Sir John avait mangé ses propres bottes. Dickens en fut rassénéré. ça, c’était un Anglais. » Humour et bottes de cuir bouilli, voilà l’Union Jack mal barré dans le destin d’un explorateur soupçonné de cannibalisme et celui de l’écrivain Charles Dickens, l’Anglais le plus célèbre de son temps, chargé de réhabiliter sa mémoire. L’Australien Richard Flanagan nous plonge dans ces 2 histoires qui se croisent et se poussent. Ce qui ne pourrait être à priori qu’un fish & chips poussiéreux se révèle en dénonciation ironique de la colonisation via une écriture étincelante. La description de l’Angleterre de la première moitié du XIXe, et plus précisément de Manchester ferait aimablement passer Joy Division pour un sketch des Frères Taloche. Que ce soit dans l’hémis-phère nord ou dans ces impossibles terres du grand Sud où Sir John et sa femme adoptent une sauvageonne aborigène, tout n’est que crasse, misère, maladie et prurit social. Sauf dans les hautes castes où il est bon de péter dans la flanelle. Le style imagé de Flanagan donne par exemple cette phrase:  » Elle se contentait de fixer le plafond avec des yeux d’un bleu vif très intense qui semblaient avoir été enfouis par mégarde dans du porc carbonisé.  » Ecrivain virtuose né en 1961, ce mec d’allure rugbyman a d’abord été ouvrier agricole avant de décrocher une bourse pour Oxford. Ses livres A contre-courant et Dispersés par le vent, parus en français dans les années 2000, ont été de grands succès down under. Une après-midi de septembre donne cette rencontre parisienne.

« Je descends de condamnés irlandais exilés en Tasmanie(1) pour avoir volé de la nourriture, 3 kilos de polenta… Du côté de ma mère, cependant, les raisons étaient politiques, mon arrière-arrière-grand-père était membre des White Boys, une société secrète opposée aux Anglais… »

La colonisation anglaise était-elle plus dure que son équivalente belge ou française?

Je ne le pense pas: ce n’est pas une question de nationalité mais de monstruosité humaine qui existe en chacun de nous. Quand les Irlandais ont conquis le Nouveau Monde (l’Amérique), ils sont à leur tour devenus les oppresseurs: c’est la vieille histoire des opprimés qui passent de l’autre côté. Personne ne peut se réclamer d’une tenue morale supérieure à celle de l’autre.

Vous nous emmenez dans la période victorienne: les Anglais conquièrent l’Australie, déportent et massacrent les Aborigènes. Pourquoi choisir ce contexte-là?

J’ai grandi dans les ruines de ce monde, entouré de toutes les histoires devenues familières: ce qui m’a frappé en écrivant ce livre, c’est notre volonté de contrôler les âmes des autres (les Aborigènes), le désir inassouvi de conformisme, tout en cherchant désespérément l’amour ( sourire). La vie se passe à résoudre ce conflit. Il n’y a pas de réponse à cela et la seule chose est de chercher la transparence entre les mots et l’âme.

Le portrait de la ville de Manchester de l’époque, bouffée par le charbon et la crasse, est dantesque! C’est dans ce contexte que Dickens touche à la pureté la plus extrême: la ville noire comme syndrome de la rédemption?

En écrivant sur Manchester, je pensais à son équivalent actuel, Shangaï, la ville du futur, ce mélange d’ordure et de magnifique, de misère et de sensation d’absolu. Et non, je n’écoutais pas Joy Division en écrivant ( sourire) même si je m’intéresse beaucoup à la musique comme processus narratif: tous les bons romans ont une mélodie, un back beat et une vision rythmique. Je ne prétends pas au respect de la vérité historique. On est dans un âge qui craint la fiction, la fantaisie, j’espère juste donner une grande version de la vérité. Ce qui est vrai par contre, c’est que Sir John Franklin a véritablement mangé ses bottes ( rires). Il était un complet médiocre, un explorateur exagérant ses exploits et cherchant la pub comme peuvent le faire aujourd’hui Paris Hilton ou Kim Kardashian.

Vous utilisez le personnage de Dickens,. Il gagne alors très bien sa vie en faisant paraître ses histoires en épisodes dans les journaux. Son travail d’écrivain est-il comparable au vôtre?

Oui, dans la mesure où l’écrivain vit dans l’âme des autres: c’est toujours le même artisanat et la recherche d’une communion avec les lecteurs. Le roman a toujours été protéiforme: les grands livres le restent parce qu’ils résonnent en nous. Mais le romancier du XIXe était moins célébré que le poète: Dickens est un personnage de transition parce qu’il a été l’un des premiers romanciers à être ainsi vénéré, même si au début, on le trouvait vulgaire. Je voulais aussi écrire sur la littérature, dépiauter les clichés qui voudraient qu’elle incarne une carrière bourgeoise et que le succès développe la stature de l’auteur et sa sagesse. La vérité, c’est que le succès corrompt, érode l’écrivain et diminue son facteur humain. Et Dickens essaie désespérément d’échapper à la prison qu’il a bâtie pour lui-même…

Quelle est la situation des Aborigènes aujourd’hui?

Beaucoup sont relayés dans une sous-classe sociale mais se battent pour une reconnaissance. Ils ont remporté des batailles ces 20 dernières années, ont désormais une place significative dans la société tasmanienne: aujourd’hui, ils sont portés par un nouvel espoir. Parfois, la vérité est plus évidente au bout du monde, elle est moins faussée par le pouvoir et l’argent… l

(1) cette île 2 fois comme la Belgique mais qui compte moins d’un demi-million d’habitants se situe à 240 kilomètres au sud-est de l’Australie à laquelle elle appartient.

Désirer, aux Éditions Belfond, 288 pages.

Texte Philippe Cornet, à Paris

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