LA RADIO-TÉLÉVISION PUBLIQUE DIGITALISE DEPUIS UNE DÉCENNIE SES DIVERSES DISCOTHÈQUES COLLECTIVES MAIS LA MÉMOIRE MUSICALEERTÉBÉENNE TIENT AUSSI DANS LES COLLECTIONS PERSOS DE SES ANIMATEURS, TEL JACQUES DE PIERPONT. DÉCRYPTAGE D’UNE MUTATION.

Pas moins de cinq écrans bleutés se dressent sur la console d’un des studios de Classic 21, au quatrième étage de la RTBF-Mons. Intimidante, l’installation évoque le pilotage d’un engin vaguement futuriste: le véhicule musical radio. Dans un coin, une platine -au singulier- attend les (rares) vinyles qui garniront incidemment le programme à venir, puisé dans les archives musicales digitalisées du service public. Bernard Dobbeleer, rattaché à 21 et programmateur RTBF depuis 1996, explique: « Nous travaillons en grande partie sur une base de données qui utilise Music Master comme logiciel de programmation: actuellement, elle contient 19 870 titres numérisés, dont environ 3 500 font tourner la journée. Beaucoup de choses ne passeront peut-être qu’une seule fois à l’antenne. » Depuis une dizaine d’années, les cinq stations de RTBF (Classic 21, Pure FM, Musiq’3, La Première, VivaCité) bourlinguent avec cette « radio intégrée« , réserve digitale accessible aux diverses ondes. Dobbeleer: « Quand j’ai commencé dans les années 90 aux côtés de Marc Francart, j’ouvrais un tiroir, je choisissais un CD, j’encodais son numéro avec la plage choisie, et je transmettais l’info au présentateur. Dorénavant, avec la base de données, la programmation est plus rapide, mais il faut vérifier la chose et ne pas se contenter de ce qu’il y a dans les réserves digitales. » Même si certaines infos -pochette, date, genre, producteur, etc.- peuvent se retrouver également numérisées, le processus n’englobe pas (encore) les textes ou les »sleeve notes« . Mais cela ne saurait tarder avec la norme DAB Plus (Digital Audio Broadcasting) qui devrait remplacer la bande FM d’ici deux, trois ans, offrant images et interactivité: on y arrive.

Tambours du Gil

Dobbeleer a suivi Christine Goor, sa comparse de programmation sur Classic 21, ainsi que votre scribe au sous-sol du centre RTBF de Mons, là où la chaîne de Marc Ysaye et VivaCité sont installées. Les « archives » en question tiennent sur un double niveau et quelques milliers de CD, vinyles et 45 Tours. De l’éclectisme: dès l’entrée, on tombe sur une pile de 45 Tours d’Albert Hammond, le père de junior qui parade dans les Strokes: pas vraiment des raretés mais un repère folk-pop des années 70. A l’instinct, on parcourt les armoires plus ou moins alphabétisées, qui abritent des 33 Toursconvenus ou pas -ainsi ce double live des Anglais d’Humble Pie, Eat It (1973), très « Classic ». Les racks silencieux contiennent aussi du vrai vintage, comme ce 33 Tours daté du 10 avril 1954 et qui propose sous le sigle « Institut National Belge de Radiodiffusion »(future RTBF), un enregistrement « Epopée tambours du Gil (sic) wallon ». Vincent Clérin s’est occupé de feue la discothèque montoise, jusqu’à son déménagement à Reyers, au début des années 2000: « Le Plan Magellan qui avait pour objet de moderniser et d’assainir financièrement la RTBF recentrait les activités autour de la production. La conservation et l’achat de disques ne semblaient plus prioritaires. Ce qui reste aujourd’hui de la discothèque correspond à un fonds de roulement, aux hit-parades: avant, il devait y avoir quinze fois plus de supports, soit des dizaines de milliers, dans une énorme pièce tapissée jusqu’au plafond. Pas seulement des disques mais aussi des bandes lisses avec des émissions, ou tous les documents sonores qui, par exemple, avaient alimenté les cinq années d’émission de Jours de Guerre(1). Quand il a fallu emballer tout cela pour Reyers, je me souviens d’avoir rempli 800 caisses. »

Disques Goor

Dans les bureaux plus ordonnés du quatrième étage, Christine Goor explique: « En 2004, lorsque Radio 21 a cédé la place à deux nouvelles radios, Pure FM et Classic 21, la première restant à Bruxelles et la seconde venant s’installer à Mons, nous avons rapatrié un certain nombre de disques ici. » Et sur ce, elle brandit deux oldies sixties: un Marianne Faithfull et un Troggs. Pochettes kodachromes, lettrage rond, frimousses angliches. Collection perso. « Je dois avoir environ 2000 singles que j’utilise dans mon émission Les Sixties. J’avais treize ans en 1963, donc les yéyés, j’adore: c’était pouêt-pouêt mais insouciant. Et puis les premiers Richard Anthony ou Chaussettes Noires sonnaient bien, même si des choses comme Frank Alamo semblent aujourd’hui complètement cornichonnes. Une partie des auditeurs de 21 veut des souvenirs, un album-photo avec du son. Tout n’est pas réédité en CD, donc il arrive qu’on digitalise un 45 Tours avec grattage. » Née en 1950 au Congo « avec le transistor à l’oreille », Goor se taille assez vite une place de programmatrice au sein de Formule J (2) qu’elle intègre en 1971: partie immergée de l’iceberg, elle prépare le matériel musical du présentateur vedette, Claude Delacroix. En l’écoutant raconter l’itinéraire de la disco de Formule J -et des émissions qui suivront-, on a le tournis parce que le parcours est à la hauteur des multiples déménagements et de la décentralisation du service public. En 1967, Flagey file au bunker du boulevard Reyers -l’installation progressive dure jusqu’en 1978- et dans les seventies, se créent ainsi quatre « centres régionaux de production », à Bruxelles, Liège, Mons et Namur. Décisions plus politiques que pratiques sur un micro-territoire bruxello-wallon régionalisé à gogo. Conséquence collatérale: les discothèques doivent également faire le grand écart et leur saga -comme quand Goor stockait ses disques RTBF dans le garage du frère de Delacroix…- ferait à elle seule la matière d’un vrai polar.

Norme Wave

La plus importante discothèque ertébéenne reste aujourd’hui celle de La Première, à Bruxelles. Le « Head Of Music »de la chaîne, Dominique Ragheb, y a installé son bureau et il y digitalise nouveautés et stock. Soit 25 000 albums, mélange hétéroclite d’héritage de Radio Cité(3), de la défunte Radio 1et d’autres sources comme le jazz glané par Philippe Baron, héritier de Marc Moulin.Quatre mille 45 Tours garnissent les armoires du fonds et il faut plonger dans les maxis pour en extraire tout le jus soul-funk des années 70-80. L’endroit accumule aussi « du français » qui correspond au contrat de gestion de la chaîne: 45 % de la prog doit « frenchiser », 10 % doit être belge. Ragheb: « On demande aujourd’hui de digitaliser systématiquement les disques avant l’émission, on essaie d’enlever le support physique de la chaîne de production de la radio, qui demeure le dernier média analogique. Certains titulaires d’émission comme Marc Danval ou Didier Melon utilisent encore des vinyles -78 Tours compris pour Danval- mais ils devraient avoir numérisé leurs collections pour la fin de l’année. » Ragheb ne se plaint pas du système actuel. D’autant que le traditionnel service de presse des labels de disques aux journalistes/programmateurs est de plus en plus livré sous forme digitale, fichiers MPEG-3 ou Wave -ce dernier étant davantage la norme radiophonique. A tel point que l’objet disque n’y fait plus forcément de vieux os -« pour cause de place »-, finissant régulièrement dans une caisse où viennent se servir les collaborateurs de La Première. Parfois, l’initiative ertébéenne est individuelle, ainsi de Philippe Baron. Ce producteur de l’excellent Le Grand Jazz sur La Première et d’un autre créneau jazzyfiant sur Musiq’3 a lui-même digitalisé sa disco personnelle et celle de la RTBF tenant au jazz: « Cela doit représenter 15 à 20 000 disques dont un grand nombre de vinyles: la RTBF parlait d’un gros système sécurisé mais il y avait une forme d’urgence dans la mesure où les 33 Tours, surtout anciens, sont toujours d’une lecture aléatoire en studio. Et qu’en matière de jazz belge, pratiquement rien n’a été réédité en CD. » Baron passera donc trois années et demies (!) à numériser son chantier, d’abord sur CD gravable, puis sur disques durs. Paré pour l’âge digital, Baron ne fréquente plus guère les réserves ertébéennes, sauf qu’en fouillant dans une autre discothèque de Reyers -celle qui contient surtout du classique et des sons d’ambiance-, il a débusqué une rareté absolue: « Un album de Keith Jarrett daté de 1968, jamais réédité –Restoration Ruin. Jarrett y chante très mal… (rires). » Merci le service public.

Garageland

Cette dématérialisation de la musique diffusée, on la retrouve d’autant plus chez Pure FM qu’en commençant son existence le 1er avril 2004, la section radio « branchée » de la RTBF « a voulu démarrer d’une page blanche, sans souvenirs, en créant une base nouvelle de musique ». Olivier Depris, chef d’antenne de Pure, explique: « On s’est forgés une mémoire sur ces dix dernières années: assez symptomatiquement, Pure FM n’a vraiment commencé à réaliser des compilations que cinq ans après sa naissance. Et aujourd’hui, on doit tourner régulièrement avec environ 1000 titres, tout en constituant des émissions comme Pure Vision: celle-ci postule pour la radio de demain, enrichie de métadonnées, de clips, de liens, l’image pouvant aussi accompagner le son de manière synchro. Pure a beaucoup développé son travail sur les réseaux sociaux et la radio fait naître aujourd’hui de nouveaux métiers en son sein: avant, on n’aurait pas vu un graphiste dans les bureaux. » Retour à Classic 21: le boss Marc Ysaye, à la RTBF depuis 1982, est pro-digital: « pour des questions de manipulation, de facilité et aussi de qualité de son nickel ». A la création de la chaîne, Ysaye a mis sa propre collection au service de 21: dix ans après une aventure qui fonctionne plutôt (très) bien, il est prêt pour la future norme DAB Plus, qui « devrait arriver d’ici deux ou trois ans ». Le moindre des paradoxes n’est pas que sur cette radio d’après-demain, on pourra VOIR des images, par exemple de pochettes garanties vintage, aujourd’hui rares ou carrément disparues. L’autre moyen d’apercevoir des choses généralement invisibles, c’est d’aller dans la maison de Jacques de Pierpont, à Bruxelles. Pour cause de déménagement, le John Peel belge -tendance rock garage- va devoir transbahuter et amaigrir dans les prochaines semaines ses collections de bouquins, BD et disques qui remplissent les étages. Des dizaines de milliers de pièces. « La RTBF n’a pas pour vocation d’être une sorte de discothèque nationale: en-dehors du classique et peut-être du jazz, préservés dans l’Histoire du service public, il y a toujours eu des choses, disons, bizarres. Comme quand j’ai récupéré fin des années 70 des 45 Tours précieux des Kinks, mis dans un container-poubelle (sourire). Mais je n’ai pas d’état d’âme: mes disques sont un outil de travail plus que de collection. Je constate simplement que certaines niches, que ce soit la scène hardcore wallonne, des groupes garage ou même des noms connus à la Front 242, ne sont que très partiellement digitalisées par la RTBF. Avoir des disques persos, c’est aussi garantir la pérennité d’une certaine mémoire. »

(1) REMARQUABLE ÉMISSION MENSUELLE DE LA TÉLÉVISION QUI, DURANT CINQ ANS, RACONTA LA SECONDE GUERRE MONDIALE.

(2) ÉMISSION À PRÉDOMINANCE MUSICALE DÉBUTÉE EN 1968.

(3) LANCÉE PAR MARC MOULIN EN OCTOBRE 1978, ELLE « INVENTE » LA BANDE FM EN BELGIQUE.

TEXTE ET PHOTOS Philippe Cornet

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