PARMI LES 549 NOUVEAUTÉS DE LA RENTRÉE D’HIVER, LA NÉO- ZÉLANDAISEELEANOR CATTON RISQUE BIEN DE FAIRE LE POIDS AVEC LES LUMINAIRES, ÉPOUSTOUFLANT MYSTERY NOVEL SOUS INFLUENCEASTRALE QUI REPLACE LE ROMANESQUE AU CENTRE DE L’ÉCRITURE.

On aura beaucoup glosé, en 2014, sur les rapports des deux soeurs fâchées de la littérature, l’auto- et l’exo-fiction. L’une prendrait pour objet les pulsations les plus intimes de ses auteurs, l’autre celles du réel (voir l’engouement actuel pour les bios romancées de personnages célèbres). Que dire alors d’une fiction qui ne répondrait apparemment de rien d’autre que d’elle-même, un roman de pure invention addictive et galopante?

Dans le genre, Les Luminaires risque bien de mettre tout le monde d’accord, qui se pose comme l’événement annoncé de cette rentrée étrangère d’hiver (là où Michel Houellebecq récolte au même moment tous les regards versant français).

Si le livre est attendu, il cache l’histoire d’une ascension éclatante. Débarquée sur la scène littéraire il y a quatre ans à peine, Eleanor Catton marquait alors les esprits avec La Répétition, machiavélique et époustouflant teen novel façon Virgin Suicides sondant les conséquences d’un scandale sexuel dans un lycée. C’est auréolée du prestigieux Man Booker Prize que la Néo-Zélandaise (29 ans à peine) vient désormais réveiller l’hiver avec Les Luminaires, brique jaune soleil de… 992 pages, ample roman à énigme victorien qui fait d’elle la plus jeune romancière pareillement récompensée. Débutante et déjà accomplie? Quand on la rencontre à Paris dans les salons d’une ambassade de Nouvelle-Zélande trop fière de ce nouveau trésor national, Eleanor Catton, rayonnante et posée, résout l’apparent paradoxe avec le sourire: « Je ne vois pas pourquoi la jeunesse serait incompatible avec le fait de bien écrire. Imaginez qu’on ait reproché leur jeune âge aux poètes romantiques, ou à Mary Shelley, qui a écrit Frankenstein, son chef-d’oeuvre, à 19 ans! »

Qu’on se soit abondamment épanché, lors de sa sortie en VO, sur la précocité de l’auteure des Luminaires tient peut-être au fait que le livre avance anachronique et masqué. C’est l’époque de la ruée vers l’or versant néo-zélandais que cette compatriote de Peter Jackson ou Jane Campion mais aussi Janet Frame ou Katherine Mansfield réanime en effet, battant au passage en brèche, et avec une joyeuse insolence, le principe de la littérature-confession au profit du romanesque avec un grand R. « Vous savez, il n’y a pas réellement de tradition littéraire chez nous. En tant qu’écrivain néo-zélandais, on ne doit donc pas choisir son camp. Mais je peux vous dire que personnellement, les deux choses que je déteste le plus en littérature sont les romans écrits à la première personne et au présent. »

Le passé, Les Luminaires s’y confronte donc doublement, contant non seulement une histoire du XIXe siècle, mais y mettant aussi les formes, dans ce qui apparaît de prime abord comme une sorte d’hommage au roman victorien à la George Elliott (Middlemarch) et plus encore à Wilkie Collins (La Dame en blanc). Question d’un nombre de pages affolant (celui d’un authentique roman-feuilleton, dans lequel on s’immerge des semaines durant), mais aussi de la reprise de certains codes d’écriture très connotés et datables. « Pourquoi le XIXe siècle? C’est l’une des questions les plus difficiles qu’on puisse me poser… C’est un peu comme si on vous demandait pour quelles raisons vous aimez la personne que vous aimez: vous ne pouvez pas réellement en appeler à des arguments rationnels pour cela… Je vous dirais juste que j’ai une énorme dette vis-à-vis des romans de ce siècle, ce sont des livres qui m’ont tout simplement appris à être quelqu’un de meilleur… Et surtout, je pense que le XIXe siècle est la période la plus excitante de l’Histoire pour le roman. Un moment d’une richesse exceptionnelle, et d’une grande diversité en termes de style et d’expériences sur la forme. »

Ecriture sous contrainte

Un grand roman de mystère victorien écrit depuis le XXIe, dans une ligne explicitement postcoloniale et assez féministe: la démarche aura forcément exigé quelques négociations. De contenu d’abord -« Certains éléments de cette littérature ne sont plus du tout pertinents aujourd’hui,prenez la place qu’y tenaient la notion d’Empire ou cette idée communément partagée du mariage comme fin en soi d’une vie -donc d’un roman« . Des amendements de forme ensuite, Eleanor Catton se décidant à adopter une posture singulière: celle de l’écriture sous contrainte, tendance Oulipo (ce mouvement qui fit écrire à Georges Perec un livre entier, La Disparition, sans la lettre « E »). En l’occurrence, la jeune femme a soumis son imagination à un protocole scientifico-ludique fascinant. « Mes recherches m’ont fait m’intéresser à l’histoire des signes du zodiaque, dont je ne savais absolument rien jusque-là. J’ai été passionnée par l’idée qu’ils morcellent la vie humaine en sept domaines des planètes, en sept impulsions. Je me suis rendu compte que cela offrait un panorama spirituel très complet, presque un artefact mythologique. Vous savez, c’est un système d’une grande cohérence, potentiellement très riche et signifiant -tout dépend de la manière dont on le lit. » Catton a ainsi placé son roman sur un échiquier céleste: usant de l’astrologie comme d’une psychologie primitive, elle crée douze personnages stellaires et sept autres planétaires, dont elle contrarie la destinée en fonction du mouvement des planètes, jouant sur leurs agissements et interférences. « Chacune des douze parties du livre s’articule sur un jour différent du calendrier. Et donc pour chacun de ces jours, le soleil est à un emplacement précis et se préoccupe d’un signe différent. Les interactions entre les personnages sont déterminées à un moment T par la carte du ciel telle qu’elle était ce jour-là et telle que je la reproduis en ouverture de chaque chapitre. Le 27 juillet 1866, qui est la configuration sur laquelle j’ouvre le livre, si vous vous étiez trouvé sur une plage du Westland District et que vous aviez regardé le ciel, vous auriez vu Mercure en Sagittaire... »

Donner une réponse romanesque à la carte du ciel de l’époque: le dispositif, excitant intellectuellement, aurait pu virer laborieux. Il n’en est rien: les personnages sont le coeur de l’intrigue, et Catton semble tirer sur les fils de leurs destinées avec une aisance déconcertante. Si le système se traduit idéalement sur un plan narratif, il vise aussi une réconciliation avec une certaine forme de transcendance. « Nous vivons à une ère incroyablement individualiste, et nous sommes devenus très imperméables à l’idée de systèmes de pensées, d’harmonies qui soient plus grands que nous -il suffit de voir le mépris croissant envers la religion ces 50 dernières années. Je pense que nous avons perdu quelque chose: nous sommes devenus assez arrogants par rapport à notre place dans l’univers, nous vivons comme si tout était en notre contrôle. Et parfois je me dis que c’est peut-être parce que nous ne voyons plus les étoiles quand le soleil se couche. Nos vies sont trop saturées, et le ciel de nos villes trop pollué. En Nouvelle-Zélande, il m’arrive régulièrement de gravir les montagnes pour y contempler le ciel le soir. C’est époustouflant: les étoiles sont là, intouchables -impossible de les contrôler ou de les diriger. Cela vous fait vous sentir incroyablement minuscule. Peut-être est-ce quelque chose qui nous distingue aujourd’hui de tous les humains qui nous ont précédés: nous avons perdu ce sentiment de petitesse. »

C’est sans doute l’un des traits les plus remarquables à sa rencontre: à mille lieues du mythe intimidant de l’inspiration et ses méandres insondables (héritage du romantisme), celle qui est désormais professeur de creative writing joue la carte humble et décomplexée, n’hésitant pas à exposer ses méthodes et l’existence de certaines recettes, reconnaissant aller puiser autant chez Shakespeare -« penser qu’un tel homme ait pu réellement exister me semble l’une des choses les plus étranges au monde« – que chez Pixar ou dans les manuels de scénaristes. Il y a là comme une évidence: construit dans la pure tradition page-turner du roman-feuilleton (découpé en saynètes et jonglant entre retournements de situations et révélations savamment dosées), Les Luminaires vient d’ailleurs très récemment d’être signé par la BBC pour une adaptation en série télé -une nouvelle manière d’incarner, pour Catton, ce pont entre ancienne et nouvelle école. « Nous vivons à l’époque de Twitter, à l’heure de la communication rapide, d’un temps de concentration rétréci, et je pense que les gens souhaitent des alternatives. Alors bien sûr, je ne me suis pas mise à mon bureau en me disant: « Je vais écrire un très long roman de 990 pages« , cela s’est fait un peu malgré moi. Mais vous savez, je pense qu’on est en droit d’attendre des romans qu’ils fassent ce qu’ils font de mieux: nous extraire de notre quotidien, et pour longtemps. Et personnellement, si le soir venu, je ne lis pas de romans sur Kindle, c’est moins par choix politique que parce que j’ai passé dix heures à travailler sur écran, et que je meurs d’envie de lire un vrai livre avec de vraies pages. » Entre transitions et impermanence, une position résolument céleste…

RENCONTRE Ysaline Parisis, À Paris.

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