LE FESTIVAL DES LIBERTÉS INVITE LES ROUMAINS DU TARAF DE HAÏDOUKS ET LES MACÉDONIENS DU KOCANI ORKESTAR À JOUER UNE NOUVELLE FOIS ENSEMBLE. LE POINT COMMUN À CETTE BAND OF GYPSIES? LEUR INTRÉPIDE IMPRESARIO, STÉPHANE KARO.

Bruxelles, 1991, La Monnaie. Engoncés dans leurs tuxedos, les hommes prêtent le bras aux femmes sorties d’un casting top pimbêche. Ils sont sidérés: devant les marches de l’opéra, une bande de gueux, de romanichels de 15 à 70 ans, de bohèmes louches, de tronches de l’Est, tripotent leur violon, chantent comme des zèbres des Carpathes et trimballent un cymbalum, sorte de piano à cordes joué avec ce qui évoque deux pattes de poulet (mort). Effronterie supplémentaire: la bande (of gypsies) rom et roumaine fait la manche. La tronche du bourgeois éberlué en cette fin septembre 1991 est hautement jouissive: les dix musiciens du Taraf de Haïdouks font grande impression via une musique baroque et fruitée, gondolant toute bienséance. Même cru branquignol les deux jours suivants: le Taraf mange de la polenta bouillante versée à même la table, le Taraf boit des coups, le Taraf fume et met Bruxelles en bastringue, y compris sur la scène du 140 où l’un des aînés, Nicolae Neacsu, fait grincer la corde de son violon comme on égrène la souffrance du pendu du Mississippi, versant Danube. Le premier album de Taraf de Haïdouks -traduisez par « bande de brigands » vient alors de sortir chez Crammed.

Vingt-et-un ans et cinq disques ont passé: Neacsu mais aussi Ion Manole, Ilie Orga et « Cacurica » sont partis au paradis des tziganes (open bar total). Le Taraf de Haïdouks a donné des centaines de concerts à l’Ouest, tourné des fictions et des documentaires, séduit au passage Johnny Depp et Stephan Eicher et subit, jusqu’en 2007, les outrages protectionnistes de Schengen, la formation mutant au gré des naissances et des morts. En ce jour de septembre 2012, dans un coin mélangé d’Anderlecht, on retrouve Ionica, l’un des trois ou quatre membres originels du Taraf. Ce cymbaliste de 43 piges qui s’exprime en français vient causer à Focus et, pour l’occasion, taper une avance au manager Stéphane Karo. L’homme providentiel qui, à l’été 1989, part dans la Roumanie de Ceaucescu chercher les musiciens entendus sur un rare disque ethno-folk:  » On allait de village en village, et on a fini par les trouver à Clejane, 4000 habitants, à 70 km de Bucarest, dont quelques centaines de Roms. » Né à Bruxelles en 1960 d’une famille aux racines hongroises, Karo est le seul maître à bord depuis que son comparse Michel Winter a emmené avec lui la faction congolaise de leur catalogue commun (Staff Benda Bilili, Konono n°1). Stéphane a fait sa vie et des enfants avec une fille de là-bas, la famille occupant la grande maison anderlechtoise fantomatique où se trouvent également son bureau et un étage de chambres pour les musiciens de passage. Karo parle roumain et se débrouille en tzigane,  » une langue où je t’aime n’existe plus ». C’est peu dire qu’il connaît la chanson (rom) en ces temps âpres de contrats spartiates et de Johnny Depp désormais injoignable.

A fond la caisse

Ionica se souvient de l’arrivée en Belgique où, avec l’aide des Halles de Schaerbeek, le Taraf donne son tout premier concert:  » Je ne savais pas où j’étais, j’avais un peu peur, j’étais surpris par le nombre de lumières la nuit: à Clejane, c’était beaucoup plus sombre et la télévision ne diffusait que deux chaînes, une roumaine et une bulgare, de midi à dix heures du soir. » Ionica, comme les autres, gagne alors 33 dollars par concert, salaire depuis revu à la hausse. La flamboyance de la musique du Taraf, son spleen charbonneux, ses histoires puisées dans d’anciens empires décatis et une rom attitude ancestrale forment un romantisme swing qui séduit les Occidentaux.  » Le succès connaît son zénith vers 2001-2002 quand on fait quinze jours à l’Européen à Paris, explique Karo . A un moment, on avait même dédoublé le Taraf, à la roumaine, mais le public avait l’impression de se faire rouler. On a également fait une tournée avec un Taraf des enfants. » Parfois, le Taraf rejoint la (mauvaise) fiction: par exemple quand Marinel, benjamin du groupe, se tire avec la caisse un matin de 1995, emportant l’équivalent de 35 000 euros en devises diverses.  » Il nous a juste laissé quelques zlotys polonais« , sourit Karo, qui décide alors de retrouver le brigand en Roumanie. La poursuite est épique: Marinel, camé à fortes doses de billas, mélange d’amphés et d’héroïne, claque son fric en bagnoles et gardes du corps.  » J’ai fini par atterrir dans un bar de Bucarest où le patron m’a dit qu’il pouvait me mettre la tête de Marinel dans un sac pour 1000 Deutsche Marks. Je me suis dit que, dans ce cas-là, la mienne ne valait peut-être pas plus que 1500, et je me suis barré du pays. » L’argent dilapidé, Marinel ne réapparaîtra que bien plus tard, à l’enterrement de son grand-père, Neacsu, dépositaire de dizaines de chansons parfois vieilles de 100 ans.  » Une boule m’est montée dans la gorge, se rappelle Karo. Mais il n’y avait plus grand-chose à faire. »

Il y a deux ans, à la suggestion du directeur d’Esperanzah, Karo organise une rencontre musicale entre le Taraf et le Kocani Orkestar dont il manage aussi la carrière. Sept cents kilomètres de bus entre la Roumanie et la Macédoine pour que les roms des deux pays mélangent leurs racines communes: les violons, accordéons et cymbalums des premiers garnissent les cuivres et percussions des seconds dans une large fanfare aux relents magiques. Depuis lors, l’internationale rom est une affaire qui tourne. Vingt-deux musiciens, de 22 à 72 ans, sont à l’affiche d’une prochaine soirée bruxelloise où le plaisir annoncé ne doit pas occulter les libertés qui restent à conquérir. Karo:  » Certains musiciens du Taraf ont utilisé l’argent gagné en achetant des maisons, pour eux ou leurs enfants, certains sont des paniers percés, et aujourd’hui, la mode des Balkans que nous avons été les premiers à lancer est vampirisée par les DJ’s, les petits jeunes qui samplent le Taraf, Kocani ou Bobo Markovic. Même si certains roms se sont enrichis, la situation du Taraf et des autres n’est toujours pas formidable, pas plus en Roumanie qu’ailleurs. »

TARAF DE HAÏDOUKS & KOCANI ORKESTAR EN CONCERT LE 18 OCTOBRE AU THÉÂTRE NATIONAL À BRUXELLES, WWW.FESTIVALDESLIBERTES.BE

TEXTE ET PHOTOS PHILIPPE CORNET

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