Le photographe new-yorkais

Stephen Shore est devenu fameux par ses images de l’Amérique du milieu, où les objets -passants et produits- évoquent une manufacture déshabillée du rêve américain. Banalité, couleurs flash et incongruité d’un pays d’abord fasciné par lui-même.

Rencontre Philippe Cornet, à Paris

Rencontre Philippe Cornet, à Paris

Il n’y a rien. Ou alors, c’est toujours pareil. Toute personne raisonnablement observatrice ayant quitté les 2 buzz surpeuplés des côtes nord-américaines a remarqué qu’entre New York et San Francisco, les Etats-Unis forment une curieuse topographie du vide et de la répétition. L’architecture des fast-foods -et de centaines d’autres enseignes commerciales- mais aussi des avenues, des squares, des piscines, des motels, semblent se répéter à l’infini. Peu importe la tenue grandiose des paysages qui ne manquent pas, le voyageur croise les mêmes accessoires d’une géante production consumériste dispersée sur les sentiers de l’Utah, de la Californie, du Minnesota et d’ailleurs. Avec une sensation d’espace inévitablement due à la superficie du pays, 315 fois la taille de la Belgique… Stephen Shore, né à New York en 1947, a voulu fouiller ce sentiment. A 10 ans, il reçoit American Photographs, le livre fameux de Walker Evans. Initialement paru en 1938, l’ouvrage parcourt l’Amérique de la dépression, offrant des images saisissantes de la misère ordinaire, du dénuement, de l’abandon. Comme tout travail artistique, le désespoir capté par Evans engendre aussi une force sans capitulation et une sensation de beauté. Pour Shore, c’est le déclencheur d’une carrière qui commence à l’âge de 14 ans lorsqu’il vend 3 de ses images au curateur du MoMA. Un demi-siècle plus tard, fin mai 2010, il est à Paris pour une séance de dédicaces dans une librairie proche du Xe arrondissement, patronné par sa maison d’édition. Une longue file d’admirateurs s’installe dans l’été naissant, témoignant que Shore -allure de prof de physique- fabrique avec ses images un autre type de Neverland, celui où le spectaculaire comme l’intime modèlent l’imagination du voy(ag)eur qui loge en nous. La plupart des visiteurs de la librairie connaissent Shore par American Surfaces et Uncommon Places, 2 livres qui synthétisent ses voyages dans l’Amérique des années 70.

A voir les photos d’ American Surfaces et d’ Uncommon Places, on se demande quel régime alimentaire vous avez subi en mangeant essentiellement dans des chaînes de burgers et autres tacos?

J’ai grandi à New York, une ville où l’on trouve toutes sortes de nourritures différentes, de communautés. Donc, en commençant à voyager en Amérique, je ne pouvais pas deviner que la nourriture serait aussi mauvaise et monotone: junk food, steaks, junk food, steaks… Même au bord des Grands Lacs, ils servaient du poisson surgelé. Je n’étais pratiquement jamais sorti de Manhattan et là, je me retrouvais pendant des jours à manger exclusivement de la nourriture brune: tout était frit. J’ai été d’emblée fasciné par le langage des menus: tout y était décrit comme étant  » frais »: je demandais à la serveuse si les petits pois étaient  » frais » et elle me disait que oui. Je lui demandais s’ils étaient surgelés, elle me répondait de la même manière ou alors non, ils venaient de conserves (rires). Frais voulait simplement dire qu’ils étaient encore comestibles! D’un point de vue culinaire, ces voyages furent une expérience particulièrement déprimante. L’un des grands changements survenus en Amérique, 35 ans plus tard, c’est le nombre de bons restaurants que l’on trouve partout.

Quand vous commencez le premier de ces voyages, en 1972, vous ne connaissez pas réellement votre parcours?

La seule chose que je connaisse en dehors de New York, c’est Amarillo au Texas. J’aimais cet endroit et savais que quelque chose m’y attirait. J’y suis retourné il y a un peu moins de 2 ans et dès l’aéroport, j’ai compris ce qui m’y plaisait: l’espace, le rythme des rues, l’architecture et des amis là-bas qui ont un hang out différent de celui de New York. Ce sont ces trips à Amarillo qui m’ont incité à explorer le reste du pays et en 1972, je suis parti en voyage comme si je partais pour une exploration. Il n’a pas fallu 3 jours après mon départ de New York pour que tout me semble nouveau: les motels, la nourriture. D’une certaine manière, c’était exotique, et j’ai décidé de tenir un journal de bord. Je me suis mis à digérer l’expérience de ces nouvelles choses et à photographier tous les gens que je croisais, tous les lits dans lesquels je dormais, tous les repas que je prenais, la décoration des chambres…

Vous photographiez des individus, pas des foules ou des groupes: l’Amérique ressemble à un pays vide, ce qui donne un sentiment étrange. Et même étranger.

La plupart des endroits où je me rends alors ne sont guère fréquentés, les rues sont plus ou moins désertes. Les gens ne marchent pas, ils roulent! Particulièrement dans les petites villes. J’ai eu l’impression de vivre une époque de transition dans la culture des centres commerciaux: à cette époque, dans différents endroits du pays, subsiste encore une culture locale très vivante. Dans le sud ou le sud-ouest particulièrement, l’architecture ou la façon de s’habiller des gens est encore très marquée, insolite.

Aujourd’hui, la culture visuelle de l’Amérique, sa topographie, ses malls, ses coutumes vestimentaires, tout semble uniformisé, du nord au sud, d’est en ouest, non?

Ce n’est pas si simple. Il existe des endroits, par exemple dans le sud-ouest, qui conservent leur propre parfum mais beaucoup plus de choses, effectivement, tendent à l’uniformisation. De nos jours, les bâtiments commerciaux, ce que l’on appelle les « big bucks stores », sont effectivement tous les mêmes, mais l’individualité architecturale existe encore. J’explorais autant le pays que le médium de la photo.

C’est-à-dire?

Je me souviens être allé chez Abercrombie & Fitch bien avant que cela ne devienne une marque BCBG: le genre d’endroit où l’on pouvait s’équiper pour partir en safari au Kenya! Comme je voulais me sentir dans la peau d’un explorateur, c’est là que j’ai acheté un ensemble en coton (rires). A l’époque, Gap n’existait pas, il n’y avait qu’un Barnes & Noble à New York (1) et même pas encore de Wal-Mart. Il y avait déjà McDonald’s qui, à l’extérieur de chacun de ses snacks, affichait le nombre de milliards (sic) de hamburgers déjà vendus… A l’époque, ils devaient en être à 2 milliards et commençaient à vraiment prospérer.

L’ennui de ce voyage ne prenait-il pas le pas sur la fascination?

Non, j’étais fasciné: c’était une expérience complexe. Quelque chose en moi rejetait la catégorisation consistant à dire:  » c’est horrible! » ou « c’est merveilleux ». J’ai voulu saisir la vie des gens et la transformation de la culture. Si je me mettais dans la peau d’un ethnographe, laissant mon degré de subjectivité en dehors de tout cela, je trouverais un degré d’humanité, de personnalité, notamment dans l’architecture.

Avant tout cela, entre 1965 et 1967, vous avez photographié Andy Warhol et la bande de la Factory: quel est le point commun entre ces images et les suivantes?

Il n’y a pas vraiment de point commun, mais avec la Factory, j’ai été confronté à Andy Warhol, quelqu’un qui, chaque jour, prenait des décisions esthétiques.

Il y a cette photo de Nico -période Velvet Underground- prise dans l’appartement de vos parents…

Oui, Nico a raconté sa vie à ma mère qui lui a donné un verre de lait (rires). A l’époque de la Factory, j’habitais encore chez mes parents et j’y organisais des soirées: j’avais laissé tombé les études et ils avaient abandonné toute idée concernant mon avenir. Mais Andy était déjà, à l’époque, une vedette à New York: mes parents savaient qu’entre lui et le blazer de l’école, mon choix était fait! Mon père et ma mère discutaient avec Andy quand il venait chez nous et puis prenaient des somnifères pour ne pas entendre le bruit de la soirée (rires)! Mon père travaillait dans les affaires et, un jour, Andy lui a demandé d’examiner la comptabilité du Velvet Underground qui était parfaitement tenue au jour le jour. La dernière entrée quotidienne consignée dans le bouquin de compta était les 10 dollars investis chaque jour en héroïne (rires).

Quand vous revoyez ces photos de voyage de 1972 et des années suivantes, qu’est-ce qui vous frappe?

J’aime les photos de presque rien, je les trouve fascinantes. L’idée de compresser le temps dans cet objet statique qu’est la photo est quelque chose d’incomparable. l

(1) librairies fournies (parfois avec un rayon CD/DVD): aujourd’hui, il en existe près

de 800 magasins en Amérique du Nord.

u À lire (et à regarder): Stephen Shore, Essai de Christy Lange, Entretien par Michael Fried, Focus par Joel Sternfeld, Écrits de Stephen Shore; et Leçon de photographie, aux Éditions Phaidon.

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