Reservoir dogs

À Barcelone, le profil d’une romancière énigmatique sert de point de croix à une galerie féroce d’amours perverties.

Au début, on se croirait dans un livre de Vargas Llosa. Le roman s’ouvre sur une écrivaine, figure mystérieuse et peu liante qu’épient une mère et sa fille depuis son récent emménagement, avec son assistante, dans leur immeuble barcelonais. La fantomatique Alba Cambo, dont les nouvelles cruelles seront publiées régulièrement dès ce jour dans l’hebdomadaire Semejanzas, et lues par toute la ville, devient rapidement l’objet magnétique des conversations. Et sa terrasse le défilé impudique d’une série d’aventures enchâssées sous l’oeil d’Araceli, jeune voisine et apprentie traductrice dont le livre raconte aussi par la bande l’éducation sentimentale et sexuelle. Trahisons, désirs incompréhensibles, chantages, plan à trois, cauchemars: les histoires -celles de voisines, de personnages de fiction ou d’amants de passage- se succèdent, passionnantes, noires ou grotesques, renvoyant dos à dos femmes et hommes sur les habituels rapports de domination, de romantisme, de perversion et de pouvoir (la métaphore animale, omniprésente). Une fillette fascinée par un homme lui offrant des escarpins de femme, un client payant toute une nuit une apprentie escort girl pour sa conversation, un homme se faufilant dans l’appartement d’une épouse déprimée pour y faire le ménage, un jeune étudiant décidé à percer la misanthropie de sa professeure de traduction… Un peu comme dans les fictions publiées par Alba elle-même, histoires souvent violentes d’hommes agressés ou manipulés par des femmes, un renversement de perspectives s’opère ici. Ainsi quand la jeune Araceli raconte son séjour (en mode Rohmer vicié) dans l’appartement de vacances d’un client à qui sa copine Muriel vend son corps: on a la sensation de regarder un personnage houellebecquien de tocard triste, mais avec une focale cynique féminine cette fois.

Reservoir dogs

Après Emma Bovary

Car davantage que Houellebecq à qui on l’a parfois comparée en France à la sortie de son précédent livre ( Les Amants polyglottes, publié il y a un an, mais écrit après celui-ci), Lina Wolff évoque les nouvelles féministes Roxane Gay, Maggie Nelson ou Miranda July. Si Plateforme est cité dans le livre (un passage hilarant), si Hemingway ou Bukowski peuplent les monologues de personnages masculins prétendant y avoir tout compris de l’amour, c’est pour mieux dénoncer le phallocentrisme de l’Histoire littéraire. Comme dans ce chenil, attenant à un club de strip-tease, dont les tenancières ont décidé qu’elles n’appelleraient leurs chiens hirsutes que par des noms d’écrivains masculins. Dante, Chaucer ou… Bret Easton Ellis, donc.  » La rage passive, ça vous dit quelque chose? » Un roman drôle, foisonnant, constamment inattendu et parfois aussi magnifiquement mélancolique, qui, sous l’égide d’Alba Cambo, romancière  » authentiquement non littéraire » ne lisant jamais de livres, prétend croire aux vérités changeantes de la vie plus qu’à celles de la littérature.  » Or les livres ne sont que la cendre de la vie d’autrui, et encore, pas même une cendre authentique car, pour la plus grande part, ce que contiennent les livres n’est pas vrai et, quand on y réfléchit, la vérité n’a aucune importance et tout ce qu’on sait avec certitude, c’est qu’il faut infiniment plus de courage pour vivre qu’il n’en faut pour lire, et même pour écrire, d’ailleurs.  » Ultime provocation faite au bovarysme par un roman impertinent et très libre.

Bret Easton Ellis et les autres chiens

De Lina Wolff, éditions Gallimard, traduit du suédois par Anna Gibson, 320 pages.

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