ELLE VIENT DE PASSER LE CAP DU CENTENAIRE AVEC INSOLENCE. DURAS EST À L’HONNEUR D’UNE SOIRÉE PROGRAMMÉE PAR LA MAISON DES LITTÉRATURES PASSA PORTA: INVITÉE POUR L’OCCASION, LAURE ADLER Y RACONTERA CELLE QU’ELLE APPELLE « MARGUERITE » ET QUI FUT UNE AMIE AUTANT QU’UN OBJET D’ADMIRATION ET D’ÉCRITURE… RENCONTRE.

Un soir de première, Place Colette à Paris. Au Nemours, café chic et doré accolé à la Comédie française, les spectateurs affluent. On ne parle que du Lucrèce Borgia de Denis Podalydès qui sera montré ce soir. A la table voisine, trois jeunes costards sont en train d’éplucher à voix haute le dossier de presse officiel de la pièce. Laure Adler, imper et lunettes solaires blanches, les apostrophe: « Non, mais l’important, ce n’est pas ce qu’on peut dire de la pièce, mais ce que vous allez ressentir vous, pour vous. »

Titulaire d’une maîtrise de philosophie et d’un doctorat d’Histoire, figure engagée de télévision, de radio et surtout de culture (au cours de sa carrière, elle sera pêle-mêle et entre autres chargée de mission à l’Elysée sous Mitterrand, animatrice du Cercle de Minuit, directrice de France Culture, éditrice ou biographe féministe de Françoise Giroud et Hannah Arendt), cette femme de tête affiche là le paradoxe d’une carrière: parvenir à faire de la culture un objet tout à la fois médiatique et intime. Pour l’auteure des Femmes qui lisent sont dangereuses, consommer un livre, un film ou une pièce de théâtre, c’est avant tout une question de plaisir, de sensualité, de reconnaissance de l’autre. Une manière d’agrandir sa vision de l’existence, de transformer la vie en mieux -pas une question d’apparat pour les dîners en ville. Une vision vibrante que cette biographe, amie et spécialiste de Marguerite Duras (1914-1996) soutiendra forcément à l’heure de la raconter, quelques heures exceptionnelles durant, archives visuelles et sonores à la clé, lors d’une soirée bruxelloise ce 17 juin.

Par quel livre avez-vous découvert Marguerite Duras?

Par Un barrage contre le pacifique. Je suis tombée sur un exemplaire du livre dans la bibliothèque d’une maison de location, en été. Ça a été le pur hasard: je ne l’avais pas choisi, ni acheté. Et il se trouve que ce livre m’a sauvé la vie. C’est très étrange de l’avoir découvert de cette façon fortuite, parce que, d’une certaine manière, tout me conduisait à Duras: mon milieu social, professionnel, mes amis -certains d’entre eux l’idolâtraient, et se récitaient par coeur des passages de ses livres dans les cafés: ça m’insupportait-, et pourtant la révélation n’avait pas eu lieu… Il y a des livres qui vous attendent dans la vie, et je pense en l’occurrence que Duras, il faut la découvrir intimement. C’est vraiment pour soi, Marguerite Duras…

Comment en êtes-vous venue à la fréquenter?

Je l’ai rencontrée en premier lieu par l’écriture -ça, c’est la rencontre décisive. Après, je suis devenue journaliste littéraire, et j’ai eu la possibilité de l’interviewer. Je me suis rendue rue Saint Benoit (Duras a vécu et est morte au numéro 5 de cette rue parisienne, ndlr), et elle a été très gentille avec moi -je ne sais toujours pas pourquoi. Puis, très vite, c’est devenu un rendez-vous: elle m’invitait à bouffer dans sa cuisine. On parlait de choses pas du tout intellos: de cuisine, de mode, d’autres bouquins que les siens, et beaucoup de politique, aussi, parce que c’était la période de l’engagement… C’était comme deux copines: c’était sans manières, elle n’était pas du tout intimidante. Ce serait prétentieux de dire que j’étais son amie, mais j’étais devenue quelqu’un d’assez proche, au même titre que les Bulle Ogier, Michèle Porte, Claire Denis ou Benoît Jacquot qui faisaient partie de son cercle et de son intimité.

Vous vous imaginiez que vous écririez sur elle, à cette époque?

Ça ne m’avait pas ne serait-ce que traversé l’esprit! Mais il se trouve qu’un jour, Gallimard m’a proposé d’écrire la biographie de Simone de Beauvoir. J’ai accepté, puis très vite réalisé que, pour une série de raisons, je ne pourrais pas avoir accès aux documents et aux archives… Je n’en dormais plus. Et là, comme une évidence, je me suis dit: « Mais il y a Marguerite! » Je suis allée la voir, je lui ai proposé et elle a refusé aussi net. Elle m’a dit: »Toute ma vie est dans mes livres, j’ai passé ma vie à écrire, il n’y a pas de biographie à faire. » Et quand Marguerite disait non, il ne fallait pas insister. Je suis sortie dans la rue et j’ai pleuré comme un bébé. Puis je suis retournée le lendemain, je lui ai dit: « Voilà, tu as écrit 120 bouquins, et ça prendra le temps que ça prendra, mais si ta vie est dans tes livres, je vais tous les lire par ordre chronologique, et je te poserai des questions très techniques sur chacun d’eux, dans une enquête proprement littéraire. » Je l’avais prise au mot: elle a accepté. On a commencé ensemble, et puis elle est tombée malade. J’ai continué le travail très seule.(1)

D’autant que ça n’allait pas de soi d’écrire sur elle à l’époque. On l’oublie parfois, mais Marguerite Duras a été un écrivain très malmené…

Moi, elle me passionnait, pour des tas de raisons, mais elle a longtemps été très, très déconsidérée. On la prenait pour une folle: elle était celle qui avait imputé à Christine Villemin le meurtre de son enfant (Le 17 juillet 1985, au lendemain de l’affaire Grégory, Libérationpublie la tribune accusatrice restée célèbre de Duras, ndlr), celle qui donnait son avis à tort et à travers sur n’importe quel sujet, celle qui parlait d’elle à la troisième personne… Duras a choisi des terrains de danger. Elle ne s’en est pas tenue au terrain strictement littéraire, elle a au contraire savamment entretenu une confusion entre la littérature, la politique, le journalisme. Elle a pris des coups, mais elle a cherché à en prendre.

Elle est aujourd’hui reconnue comme un des auteurs majeurs du XXe siècle. Comment s’est négocié ce tournant?

C’est terrible à dire mais c’est la vérité: c’est grâce à l’adaptation cinématographique de L’Amant (Prix Goncourt en 1984, ndlr) par Jean-Jacques Annaud, en 1992. Un film que pourtant Duras détestait, abhorrait, méprisait. Mais il a eu un succès mondial. Il a popularisé son nom.

Mais comment expliquez-vous en particulier que l’écriture durassienne soit aussi unanimement célébrée aujourd’hui?

Je pense que dès qu’on se penche sur ses livres, il y a l’envoûtement de son écriture. Duras est un écrivain qui a travaillé à trouver quelque chose qui, dans l’essence de la langue française, puisse vous atteindre directement au coeur, et au corps. C’est très clair dès Un barrage contre le Pacifique: Duras est quelqu’un d’hyper cultivé, qui connait très bien les écrivains américains, Faulkner et Hemingway en tête, et qui sait manier les grandes masses littéraires. Mais peu à peu, elle va appauvrir sa syntaxe, sa grammaire, et infléchir ses écrits pour en faire des espèces de cantates, des textes épurés, avec des mots de plus en plus simples, un vocabulaire amoindri. Elle a essayé de trouver le langage commun, quelque chose qui se rapproche d’une rengaine populaire -un peu comme dans une chanson de Piaf, une chanteuse qu’elle adorait, d’ailleurs. C’est une des raisons qui font qu’on peut rentrer dans l’univers de Duras sans savoir qui elle est, ou sans la contextualiser culturellement: son écriture a la capacité de vous ensorceler.

Marguerite Duras a joué sur de nombreuses versions de sa vie. Dans la biographie que vous lui consacrez en 1998, vous tentez de démêler la réalité de la fiction. Quel regard portez-vous sur ça aujourd’hui?

L’écriture chez elle n’est pas la tentative d’approcher la vérité de ce qu’on a vécu. Jamais. C’est autre chose. Marguerite a eu une vie remplie de tellement de souffrances qu’elle a cherché le moyen de les apaiser dans son imaginaire en pastellisant les couleurs, en les rendant moins violentes, financières ou prostitutionnelles. Et vers la fin de son existence, elle ne savait pas ou plus quelle avait été sa vie. C’est exactement ce qu’elle écrit au début de L’Amant: elle avait tellement travaillé sur les variations de son propre imaginaire et sur les potentialités de l’écriture qu’elle n’était plus capable de démêler le vrai du faux; peu lui importait d’ailleurs. C’est quelqu’un qui n’a cessé de brouiller les pistes, avec l’entier consentement de son psychisme: c’est pourquoi elle était si rétive à l’idée qu’on fasse sa biographie. Elle a déplacé toutes les lignes de la réalité et de l’imaginaire. Elle a redéfini le mot « fiction » en littérature.

Duras parlait souvent de l’écriture comme d’un danger. Comment se traduisait concrètement cette prise de risque?

Elle le dit très bien dans ce livre magnifique qu’est Ecrire: si quelque chose de facile s’écrit, sans prise de risque, elle n’y va pas, ce n’est pas la peine. Pour elle, l’écriture, c’est le danger maximal, la prise de risque de l’existence elle-même. C’est une vision qu’on retrouve chez Proust, ou Kafka, mais qui est très rare dans l’Histoire du XXe siècle. Plus elle avance dans l’écriture – dans ce qu’elle appelle le « continent noir« , et moins elle sait où elle va. Elle essaie de tirer sur un fil, le fil très fragile d’une bobine qui peut casser à tout moment. Ce n’est pas comme un écrivain qui a son plan d’écriture, et qui fait évoluer ses personnages selon un storyboard. Elle, elle tente de suivre ce qui est au tréfonds de son intériorité la plus secrète, la plus intime. Il y a dans son écriture quelque chose d’un peu similaire à la sorcellerie, un processus de captation d’ombres mystérieuses, une part de supra, ou d’infra-rationnel à l’oeuvre -quelque chose en tout cas qui ne se trouve pas dans le ciel clair des idées, et qui lui échappait. Elle l’a beaucoup dit: pour elle, l’écriture n’est pas un don. C’est une recherche intérieure, pour parvenir à sortir ce qu’il y a de plus douloureux, vénéneux, noir, éruptif et océanique de soi. C’est pour ça que Duras prétendait que tout le monde pouvait écrire: son idée, c’est que tout le monde peut écrire, à la condition de faire ce chemin-là. Et ça, peu en sont capables…

On l’a beaucoup accusée d’arrogance, d’égocentrisme. Vous parlez plutôt de doute et de fragilité…

Elle n’était jamais sûre que ce qu’elle écrivait était ce qu’il fallait qu’elle écrive. C’est le seul écrivain que je connaisse qui, quand son livre arrivait dans les librairies, le rachetait et le réécrivait avant de l’apporter à nouveau à son éditeur. De même, on a été nombreux, parmi ceux qui attendaient les livres de Duras en avant-première, à avoir des coups de fil dans la nuit. Elle vous envoyait son livre par coursier, et si vous ne l’aviez pas appelée dans la soirée, elle paniquait. Je me souviens, pour la sortie de Yeux bleus cheveux noirs, d’un appel à 3 heures du matin, disant: « Tu n’oses pas me dire que ce n’est pas bon!« , alors que je n’étais rien du tout, et qu’elle, elle était tout! Mais ce n’était pas feint: elle avait cette non-certitude du côté définitif de son écriture, et ce même après le Prix Goncourt.

On évoque largement moins ses films que ses livres. Sous-estime-t-on son geste cinématographique?

Oui, je crois. C’est incroyable ce que Duras a apporté au cinéma: elle a inventé la disjonction entre l’image et le son, l’écran noir, la narration qui vagabonde pour elle-même sans illustration de l’image… Prenez Hiroshima mon amour, qui est un film extrêmement gonflé: elle y fait exploser ce qu’être acteur veut dire, voler en éclats l’idée de vraisemblance. Et ce faisant elle atteint la pure émotion, le pur sentiment. Elle bouscule toutes les règles, toutes les conventions. Et Alain Resnais la suit.

Si vous ne deviez garder qu’un film de Duras, lequel choisiriez-vous?

India Song. C’est un film d’une telle beauté qu’il vous met entre la stupeur et l’effroi. Ce n’est pas seulement la musique de Carlo di Alessio, c’est la grâce de Delphine Seyrig, l’immortalité de l’amour et en même temps sa ruine, l’illusion que l’amour peut-être n’existera jamais, le cri du vice-consul dans les jardins… C’est inouï, c’est intemporel.

Quelle est l’image de Duras que vous préférez?

C’est une photo d’elle prise à la fin de sa vie par le photographe Dominique Issermann. Comme elle, il habitait les Roches Noires (ancien palace sur la côte de Trouville-sur-Mer, où Duras séjournait de longs mois, face à la mer, ndlr), et la photographiait tout le temps. C’est un cliché qui montre une de ses mains, toute ridée, avec ses bagues. C’est beau. Duras était très belle quand elle était vieille.

LAURE ADLER RACONTE DURAS, LA BELLONE, RUE DE FLANDRES 46 À 1000 BRUXELLES, LE 17/06, À 20 H. RÉSERVATION INDISPENSABLE: 02 226 04 54 OU WWW.PASSAPORTA.BE

(1) LE TRAVAIL DONNERA LIEU À SA CÉLÈBRE BIOGRAPHIE, SIMPLEMENT INTITULÉE MARGUERITE DURAS (DISPONIBLE CHEZ FOLIO AUJOURD’HUI), PRIX FEMINA DE L’ESSAI À SA SORTIE EN 1998. SUIVRONT NOTAMMENT, TOUJOURS SIGNÉS LAURE ADLER, MARGUERITE DURAS, UNE ÉVOCATION EN IMAGES (ÉDS FLAMMARION, 2013) ET UN CD AUDIO, LA VIE MATÉRIELLE: MARGUERITE DURAS PARLE À JÉRÔME BEAUJOUR (ÉDS. NAÏVE).

RENCONTRE Ysaline Parisis, À Paris

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