SAN FRANCISCO A TOUJOURS VOLONTIERS PRÊTÉ SES TRAITS AU POLAR. A FORTIORI QUAND ON L’ABORDE HORS-SAISON, DE NUIT ET PAR UN BROUILLARD SURNATUREL. SUIVEZ LE GUIDE.

« Take a walk in Sam Spade’s San Francisco gumshoes« , voilà la dernière corde à l’arc des tour-opérateurs à San Francisco: offrir aux touristes de marcher sur les traces de Sam Spade, célébrissime privé des polars de Dashiell Hammett et arpenteur inlassable des ruelles sombres et bas-fonds de la ville. Il faudra sans doute attendre quelques années pour que Curly, protagoniste de ce stupéfiant Comment j’ai trouvé un boulot (éditions Rivages/Noir), puisse pareillement revendiquer itinéraire à la carte. C’est que le profil du privé san-franciscain a bien changé depuis Le Faucon maltais, a fortiori quand il est aux mains du charpentier et écrivain Jim Nisbet, rencontre entre le taré des frères Coen et le sémillant d’un Donald Westlake. Curly, son antihéros héroïnomane au crâne tatoué d’une pieuvre gigantesque, est loin de l’allure discrète feutre et raincoat de Sam Spade quand il se retrouve bien malgré lui avec une affaire de meurtre sur les bras en plein c£ur de sa « Frisco » natale. Musicien de bas étage habitué aux mêmes 10 morceaux 3 fois par soirée 5 soirs par semaine, le tatoué forme avec Ivy, son pote junkie, et Lavinia, l’ex-petite amie de celui-là, un trio de freaks abonné aux petits coups foireux. De vrais rois de la débrouille looseuse. Et néanmoins intello: à jeun, les 3 se piquent de citer Kerouac -quoi de plus normal pour des San-Franciscains dignes de ce nom-, Paul Valéry ou Faulkner dans le texte. Défoncés, ils se contentent de débattre relativisme épistémique. Jim Nisbet, roi du polar à géniales digressions, excelle à cet incroyable mélange de culture académique et de marge qui fait sa signature déboussolante:  » Ivy roula une seconde dose, me l’administra avec la compétence pleine d’amour de la mère de Proust soignant l’asthme de son fils par fumigation, et je m’offris une planante.  » Adepte de la fuite inopinée et du dépaysement à peu de frais, le trio de paumés balade régulièrement ses ennuis sur le réseau routier tortueux du coin, principalement au nord-est de la ville, au son du The Dock of The Bay d’Otis Redding:  » Nous nous engageâmes au-dessus du Maze, le labyrinthe, comme nous l’appelions, de voies multiples et d’autoroutes entre Ameryville et l’approche de Bay Bridge, qui se rejoignent, s’entremêlent et se séparent comme autant de parasites dans la fourrure d’un chien de banlieusard.  » Aux 2 extrémités du Bay Bridge, frère jumeau du Golden Gate, Oakland et San Francisco se jaugent comme dans un miroir. A mi-distance de chacune d’elles, l’île d’Alcatraz se dresse comme une frontière sur laquelle Nisbet s’aligne pour une distinction des activités: à Oakland, Curly s’adonne à l’héroïne ou « downtown » dans l’argot local; à SF, il tente de s’acheter une conduite et se fidéliser à un boulot plus ou moins net. Sentant venir leur chance, Lavinia réussit pourtant à l’entraîner dans un dernier coup, de ceux qui devraient leur payer pour un an de dope sans trop d’efforts. L’occasion, pour Jim Nisbet, de resserrer le focus de ses descriptions sur l’asphalte de San Francisco. Tout, dans son récit, concourt alors à imprimer de la personnalité aux visions de la ville -même l’infime: grondement des tramways, petites annonces du Guardian Bay, sensations de vent qui charrie du sable, tombée du jour presque fantastique en bord de mer: « Deux surfeurs traînaient encore sur l’eau, à cheval sur leur planche dans l’obscurité crépusculaire, en essayant de comprendre comment une mer à 13 degrés réussissait à bouillonner. « 

In Fog We Trust

En marge de son intrigue, Nisbet ausculte les stigmates d’une époque révolue de l’histoire de sa ville -celle d’un commerce maritime florissant. A coups de torches et de métaphores, il explore avec méthode les entrepôts déserts, les portiques de chargement, les lampadaires à mercure et les volets métalliques baissés. Une ambiance industrielle relevée d’un halo omniprésent: pollution de l’air, masse humide stagnante au-dessus de sa baie, San Francisco est connue pour son remarquable sea fog. Qui se mue, la nuit, éclairage réverbéré sur l’eau oblige, en bancs miroitants. Une brume devenue l’emblème d’une ville -Curly et sa bande ont leurs habitudes dans un café du nom de « In Fog We Trust »- et avec laquelle Nisbet s’entend pour jouer comme d’un adjuvant romanesque, la fumée persistante prêtant son écran mouvant aux agissements les plus troubles, vers une deuxième partie de roman terrifiante:  » Quelques heures avant le lever du jour, pratiquement toutes les nuits, les avenues de San Francisco sont tranquilles. Les bruits, discrets. Mais le brouillard manipule le son de manière trompeuse.  »

A la suite mythique des beatniks à North Beach, des hippies à Haight Ashbury, de la gay libération des ’70, du déferlement eighties de la cocaïne et des start-ups de la bulle Internet des années 90, « celles qui avaient chamboulé San Francisco cul par-dessus tête », la plume de Nisbet trace les contours d’une Frisco Bay des années Bush qui n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut: étrangement dépeuplée, emplie de parcs de stationnements et d’immeubles à moitié terminés, où les balles de golfe ont remplacé les seringues usagées. Il n’y a plus que les touristes et les immigrés ( » Je crois que tous ces mômes mexicains laissent derrière eux un peu de leur culture chaque fois qu’ils sont expulsés. « ) pour chercher à ressusciter ce en quoi Curly, natif un peu amer, ne croit plus: ils  » revivaient à l’unisson la nostalgie d’une SF dont ils avaient seulement entendu parler, bohème, dégorgeant de poésie, socialiste, honnête et payant ses dettes, une ville de marins au long cours et de matelots de la marine marchande, vigoureuse et sans chichis, syndiquée, amoureuse du jazz, jouant du jazz, fumant à la chaîne, buvant sec et faisant pousser son herbe, cette ville de prolos qui avait péri à plus de 90 % sous la pression de ce glorieux îlot du marché immobilier de toute première qualité qu’elle était devenue malgré son même nom, San Francisco.  » De la même manière que, dans quelques années sans doute, on évoquera avec regret la San Francisco de Jim Nisbet comme celle d’un passé trop vite enfoui… l

TEXTE YSALINE PARISIS

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