ANCIENNE USINE À CASSONADE PLANTÉE PRÈS DU CANAL À MOLENBEEK, LA RAFFINERIE DEVIENT MIROIR À FANTASMES À LA CHARNIÈRE DES ANNÉES 70-80, POST-LOFT INDUSTRIEL CAVERNEUX INVITANT JOY DIVISION, LES SLITS, BURROUGHS OU LES MAÎTRES MUSICIENS DE JAJOUKA.

En ces temps reculés de 1978, on entretient nos habitudes graisseuses dans un boui-boui collé à la Gare d’Etterbeek. Un beau jour, commandant un sachet avec béarnaise, on a un choc: le Blanc moustachu à coupe afro de la friture est aussi le protagoniste d’un truc secouant vu quelques jours plus tôt sur le campus de l’ULB. Au milieu de sculptures métalliques roulantes, un panthéon d’acteurs scande le cul à l’air des textes au rasoir de ce vieux pédé machiavélique de William Burroughs. La « pièce » dénudée, The Penny Arcade Peep Show, est une reprise de la seconde création du Plan K, bande bruxelloise qui manie l’underground au scalpel, particulièrement dans des lieux déculottés: un ancien charbonnage, le Botanique ancienne version (très) déglinguée ou ce Pavillon des Passions Humaines du Parc du Cinquantenaire garni du haut relief scandaleux de Jef Lambeaux. Révélation primale: le « théâtre » peut donc être aussi excitant que le rock. Cette première liaison électrique entre les genres sera d’ailleurs la tête de pont de la Raffinerie du Plan K, ouverte en mai 1979 par la troupe du même nom. Le gars de la friture, Baba, est alors avec Frédéric Flamand (chef de meute) et trois autres acteurs, Carlos da Ponte, Daniel Beeson et Bruno Garny, le protagoniste d’une aventure qui secoue le Bruxelles de la fin des années 70 et éclaire de ses grognements new wave la décennie suivante.

Parfum de sucre

 » Goûte le mur, il est sucré »… Quelques mois avant que le public ne découvre l’ancienne raffinerie de sucre Graeffe de la rue de Manchester -nom prédestiné vu les new waveries nord-anglaises à venir-, on parcourt le bâtiment datant de 1850: grande chose froide et labyrinthique, la brique est fatiguée mais la rouille gracieuse. La cassonade, produit manufacturé dans ce lieu à 200 mètres du canal, saupoudre les espaces verticaux abandonnés depuis 1958 quand 2000 ouvriers font encore turbiner le sucre. Hormis la grande salle caverneuse du bas où les décibels s’abattront bientôt sur les autochtones hallucinés, subsistent une dizaine d’espaces divers dont on retient cette pièce basse de plafond cintrée par des piliers de fonte et aussi le bar sous verrière précieuse, recoin d’intimité inespéré. La Raffinerie du Plan K, c’est le gymkhana d’un héritage industriel qui traque un futur à inventer.  » On était allés à New York, on y avait découvert ces lieux métalliques, ces lofts incroyables, ces espaces à moitié sauvages qui allaient si bien à ce que nous essayions de faire en théâtre. Quand on a commencé à ne plus seulement jouer dans la rue ou dans des espaces provisoires comme le Botanique ou le Pavillon des Passions Humaines et à chercher notre propre lieu pour le Plan K, on a parcouru tout Bruxelles et on a débusqué la Raffinerie. Coup de foudre pour cette esthétique à mi-chemin du paquebot et du cloître où chapiteaux et colonnades seraient rendus au culte des boulons et des écrous. » Frédéric Flamand, leader du Plan K -aujourd’hui directeur des Ballets de Marseille après avoir dirigé Charleroi Danses-, emmène la bande débroussailler 4000 m2 sur cinq étages de bordel métallique. Six mois de menuiserie, de ferronnerie et de vide-poubelle acharné, et le 18 mai 1979, la Raffinerie s’ouvre avec un nouveau spectacle, Scenic Railway: devant la grande porte en bois, c’est la cohue, l’événement le plus hype de l’année, Cannes-sur-Molenbeek, des mannes de gens sont recalés. Dont votre serviteur.

Cérémonie du thé

Après, c’est comme un film super 8 qui brûle sous le projecteur: tout va très vite, le quotidien télescope la « gloire », en grande partie grâce au rock de ces années-là, condensé de musique incendiaire et de légende immédiate. Donc on rate Joy Division, deux fois ( lire encadré), sans vraiment se rendre compte que la rue de Manchester dédouble les ombres habitées de Ian Curtis. Mais à chaque occasion de prendre le tram vers Molenbeek et cet OVNI planté dans un quartier pas vraiment BCBG (…), on sait qu’il y aura une surprise à la Manchester Street bruxelloise. On se souvient du délire des Slits et du Pop Group, de The Fall et toute la langue vénéneuse de Mark E Smith bavant sur les murs sucrés désarmés, de Cowboys International, d’amplis chargés de jeunesse et d’arrogance, donnant l’impression de participer à un moment réel d’histoire rock. Au réveillon 1979, il y a tellement de monde qu’on met une demi-heure à descendre deux étages. Ce moment charnière des années 70 et 80 est boosté par un lieu qui construit incroyablement vite son mini-mythe, branchouillé, transgressif et transversal, dans une ville qui n’a clairement jamais vu pareil mix. Alors que débutent vraiment les eighties, on travaille au bar, la verrière magique, bluffé par le nouveau spectacle du Plan K, Quarantaine, avec ses éprouvettes géantes et sa poche de plastique-f£tus, dopé par la musique lancinante de Michael Galasso qui deviendra célèbre en composant la B.O. d’ In The Mood For Love, slow filmé de Wong Kar-Wai. Un dernier instantané? Un soir alors que peu de gens sont venus, les Maîtres Musiciens de Jajouka, ceux-là même ou leurs descendants qui ont enregistré un album christique avec Brian Jones, le Stones maudit, paru en 1971, jouent leur magique musique du Riff entre les vieux murs raffinés. On sert le thé, le temps a disparu, inondé de rouille et de mystère. On est bien.

Après ce turbo des années 80, le profil de la Raffinerie change. Et, sans s’éteindre, passe à un régime moins flamboyant. La nomination en 1992 de Frédéric Flamand à la tête de ce qui devient Charleroi Danses, puis le rachat du lieu par la Communauté Française et les travaux enfin engagés dans les années 90 font de la Raffinerie une succursale de la compagnie carolo. Un lieu de travail pour ce qui sera désormais l’appendice laborantin du Centre chorégraphique de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Actuel co-directeur de Charleroi Danses, Vincent Thirion admet que la Raffinerie (« du Plan K » a été abandonné en cours de route), bien qu’elle n’ait plus le même impact que lors des heures cendrées de Joy Division & C°, est toujours une  » ruche incroyable« : « On y donne des training programs avec des professeurs du monde entier, des workshops d’une semaine autour d’un chorégraphe ou d’un thème, le lieu accueille les danseurs de Charleroi Danses mais aussi ceux des compagnies de la Fédération Wallonie-Bruxelles ou de troupes étrangères, on fait une Biennale de la danse alternée à une Compil d’Avril, on présente des installations, des concerts avec la danse comme élément fédérateur. Et comme il s’agit d’argent public, on estime que l’espace -1500 m2 sans colonnes, 3500 avec…- appartient au public: là, on va faire un atelier avec quinze jeunes Belges et autant de jeunes Marocains, nos opérations sont tout sauf élitistes. Seules les soirées ont dû être arrêtées à cause des problèmes de voisinage »… Le Plan K officiellement disparu, reste son esprit frondeur qui parcourt les vieux murs sucrés de Molenbeek. l

TEXTE PHILIPPE CORNET

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