Princess

Et il y avait eu ce panneau, à la sortie du pont autoroutier: « Bordeaux Centre-ville ». Depuis, Éliette Torcol tourne sur un rond-point à la vitesse de 45 km/h. Il est sans doute 22 heures, mais les aiguilles de l’horloge de bord sont bloquées sur le 10, et le 15 pour la grande. On joue un quart de finale au stade voisin, les accotements sont engorgés de véhicules garés à la va-vite. Éliette Torcol est ivre. Se mettre dans cet état lui a pris du temps: il a fallu quitter l’A10 à la sortie 23 et entrer dans Tours par le quartier de Sainte-Radegonde. Elle s’est arrêtée sur le trottoir d’une supérette dans laquelle elle a acquis une bouteille de vodka Kermanov pur grain distillée trois fois et trois boîtes d’un soda à la taurine. Une bouteille d’eau minérale aussi dont elle a vidé le contenu dans le caniveau, et qu’elle a remplie avec les sodas et la vodka. Lorsqu’elle entre sur le rond-point bordelais par l’avenue des Trois Cardinaux, elle a 3,2 grammes d’alcool par litre de sang. Il y a eu un temps, aux alentours de l’échangeur pour Niort, où toute cette boisson l’a plongée dans bel un état d’euphorie.

Éliette Torcol est une femme de 39 ans. Sa voiture est une Austin Princess, modèle 1300, de couleur cassis. L’intérieur est d’époque -1967. Au-dedans, Élise Torcol n’est plus en état de savoir ce qu’elle vaut. Elle est revenue ici pour tuer son mari. Comme beaucoup d’autres, Éliette Torcol est écartelée entre sa lutte quotidienne avec les moyens de production dont elle fait partie et sa résignation ou non aux rapports de domination homme/femme.

Elle a, dans la boîte à gants de sa Princess 1300, un revolver de marque américaine Ruger et de modèle SP101 DAO qui tire avec une belle vélocité du calibre .357 magnum et .38 spécial. La capacité du barillet est de cinq coups, la percussion se fait par enclume de transfert, la longueur totale est de 179 mm, acier inoxydable, finition poli satiné, plaquettes en élastomère. Comme diraient quelques fâcheux, c’est une arme de gonzesse étudiée pour la chasse aux mâles.

Éliette a fait comme tout un chacun lorsqu’il s’agit de se préparer à tuer quelqu’un avec une arme de catégorie A. Une fois le revolver acquis, elle a marché 4 km dans une forêt de la vallée de Chevreuse, elle a visé des troncs d’arbres et leur avait vidé dessus une vingtaine de balles.

Après l’avenue des Trois Cardinaux, il y a le cours Charles Bricaud, puis ensuite la rue Germaine Tailleferre, et puis ensuite encore, comme sur tous les ronds-points, la voie par laquelle on est arrivé et qui n’a pas de nom. On avait dû s’en foutre un peu à l’époque de son édification, comme on se fout habituellement de baptiser les infrastructures de transition.

Éliette Torcol en est à son troisième passage. Elle ne sait pas bien quoi faire maintenant qu’elle n’est plus qu’à trois kilomètres de lui -selon les indications de son application de guidage par satellite. Elle reprendrait bien de ce mélange dynamisant à base d’alcool de grain et de sang de veau, mais la bouteille n’est plus là.

Alors elle tourne, et à chaque fois qu’elle repasse devant l’avenue des Trois Cardinaux, elle pense au Ruger dans la boîte à gants. C’est ainsi qu’elle prend sa décision parce qu’il faut bien décider de quelque chose.

Le rond-point est un barillet avec comme chambres les voies qu’il distribue. La Princess est une munition, son moteur le percuteur. Le reste n’est qu’affaire de roulette.

Encore un tour de giratoire.

Si elle emprunte l’avenue sans nom, trois kilomètres plus loin c’en sera fini de Jean-Loup Ducat. Sinon, ce sera retour à Paris ou visite du Médoc. Ainsi Éliette est-elle en paix avec elle-même lorsqu’elle réemprunte l’avenue des Trois Cardinaux qui la reconduira sous peu au pont d’Aquitaine et d’ici 6 heures à la porte d’Ivry.

J’allais oublier: tout ce temps, l’autoradio de marque Gelhard, modèle RS-870, accroché au pavillon aviation de la Princess diffusait un concert de Keith Jarrett en direct de la Salle Pleyel dans le 8e arrondissement de Paris. On est le 4 juillet de l’année 2014. Après moins d’une heure de performance, le pianiste vient de s’arrêter au beau milieu d’une improvisation magistrale -selon les chroniqueurs du lendemain. Il a quitté la scène parce qu’un homme au premier rang avait toussé. Depuis, la station ne retransmet plus que les huées du public.

Éliette Torcol déteste le jazz et par-dessus tout, Keith Jarrett. Au bout de l’avenue des Trois Cardinaux, de rage, elle fait demi-tour aussi vite que les cardans de sa Princess le lui permettent.

Tout ébahi qu’il est devant son poste de télévision Brandt alors qu’un libéro de l’équipe du Paris-Saint-Germain vient de placer le ballon dans la lucarne des Girondins de Bordeaux, Jean-Loup Ducat ne le sait pas encore mais il ne lui reste qu’un peu plus de cinq minutes à vivre.

Chaque semaine, un auteur de la Série Noire de Gallimard rend hommage à l’univers de Jean-Patrick Manchette avec une nouvelle originale illustrée par Alex W. Inker.

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Sébastien Gendron

Sébastien Gendron est né en 1970. Réalisateur de formation, il écrit essentiellement des polars et des romans noirs. Dernier livre paru: Fin de siècle à La Série Noire de Gallimard.

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