Au moment de choisir le prénom de leur enfant, les parents feraient mieux d’y réfléchir à trois, voire quatre fois. Plus qu’un qualificatif inoffensif, c’est une étiquette sociale qui va coller à la peau de son propriétaire du berceau à la tombe et peser de tout son poids déterministe sur son avenir. Comme une clé qu’on mettrait autour de son cou et qui lui ouvrira ou non les portes de certains milieux.

Dépositaire par capillarité de la réputation du milieu qui le couve et régulièrement dégrossi par les blagues qui en font commerce, chaque prénom véhicule des charrettes de clichés qui sont comme un carcan sociologique pour celui qui ne se reconnaîtrait pas dans ce catalogue d’idées reçues hérité à la naissance. N’est-ce pas Gonzague? Le cas le plus douloureux en francophonie (chaque zone linguistique a ses prénoms maudits) est sans doute Kevin (avec ou sans accent).

Avant de coller un visage dessus, sans même parler d’une personnalité, on se fait déjà inconsciemment une image précise -du moins le croit-on- du spécimen. Il est forcément issu d’un milieu populo, il a forcément des goûts douteux, il est forcément expert en beaufitude -la preuve, ce survêt qu’il ne quitte jamais. Bref, on l’a déjà rangé dans un tiroir d’a priori. Pour espérer en sortir, il lui faudra s’arracher à la glaise de cette malédiction congénitale et donner des gages de crédibilité supérieurs. Un peu comme la fille qui doit faire le double d’efforts pour s’imposer dans un univers de mecs.

Le mot « Kevin » est tellement pollué qu’on dirait un sobriquet. De la trempe de Don Juan mais en nettement moins sexy. Peut-être qu’on devrait instaurer une Journée mondiale du Kevin pour sensibiliser l’opinion publique à leur infortune, ou envisager tout simplement d’en interdire l’usage, comme les tribunaux français l’ont fait récemment pour… Nutella ou Fraise. Après tout, on n’est pas responsable de la négligence de ses géniteurs. Prenez Eddy Bellegueule, un autre beau cas d’infirmité prénominale. Le calvaire d’avoir à endurer ce prénom, et surtout le milieu qui va avec, est au coeur du roman très autobiographique de celui qui s’est rebaptisé Edouard Louis -qui impose tout de suite ses lettres de noblesse et sent bon la respectabilité- pour instruire à charge ce dossier familial et tourner définitivement la page de ses origines.

La culture, si prompte à dénoncer chez les autres les raccourcis dénigrants et à clamer haut et fort qu’elle ne se laisse pas abuser par les étiquettes infamantes, ferait bien de balayer devant sa porte. Rien que la semaine dernière, on a constaté deux flagrants délits d’usage abusif du prénom Kevin. Dans la série télé Derek de et avec Ricky Gervais, que Netflix réchauffe ce mois-ci, comment s’appelle le glandeur vulgaire et alcoolique de la bande? Kevin. Kev pour les intimes. Même parfum de relégation sociale dans la pièce signée Jean-Baptiste Calame que programme la Balsamine du 21 au 25 avril, L’Ecolier Kevin. Dans l’argumentaire, le personnage est décrit comme « un enfant de l’Union, issu de la culture jeune-porno-ultra-violente » mais qui « projette le rêve de la démocratie et de l’égalité des sexes« . Un Kevin en quête de rédemption donc. C’est d’ailleurs souvent le cas: quand il n’endosse pas le training de la victime consentante (il n’y a pas de fumée sans feu savez-vous), il lutte pour se libérer de ses chaînes.

Le romancier et chroniqueur à Charlie Hebdo Iegor Gran dézingue cette damnation qui pèse sur les épaules de tous les Kevin dans un roman vertigineux qui affiche ses intentions dès la couverture. La Revanche de Kevin (éds. POL) met en scène un commercial dans une radio publique qui se venge de ne pouvoir grimper au sommet de l’échelle sociale à cause de ce satané prénom en piégeant sous pseudo les vaniteux qui aspirent à la gloire littéraire. Une réflexion salutaire sur l’injustice et l’identité doublée du portrait au vitriol d’un microcosme germanopratin bouffi de prétention et de préjugés.

Par solidarité, aujourd’hui -mais juste aujourd’hui, faut pas abuser non plus…- Je suis Kevin.

PAR Kevin Raphaël

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