Les jeunes gens mödernes l’étaient-ils vraiment il y a 30 ans quand le magazine Actuel les mettait en scène avec leurs mamans? Français et provoc, d’apparence clean mais poussé par la fièvre de terroristes culturels, ce mouvement revient de son cimetière de cadavres et de stars encore en activité pour une signifiante expo bruxelloise enclenchée par Agnès b.

Tout le monde a été jeune. La preuve: Etienne Daho dans une image emblématique de ces années-là (1978-1983). Banane néo-rockabilly en cascade frontale, maigreur de minimexé, cadré à la ceinture mais suffisamment pour que l’on décrypte une allure de chat de gouttière rétro tiré à 4 épingles. Il habite Rennes, n’est encore qu’un admirateur éperdu des Stinky Toys, Parisiens post-punks emmenés par un vrai/faux couple, Elli & Jacno. Ceux-là feront d’ailleurs carrière commune, Jacno (mort d’un cancer en novembre 2009, à l’âge de 52 ans) passant des ravages soniques des premiers temps à une synth-pop couleur miel, symbolisée par Rectangle, tube emblématique qui accouche des années 80. Celles de jeunes hommes mödernes, avec tréma sur le o, histoire de troubler la grammaire d’une symbolique qui se veut novö. Devo -groupe cintré américain- est passé par là, et puis aussi l’énergie new wave, la dope punk, le tout recyclé dans une vision française. Elle est boostée et théorisée par Yves Adrien, qui ne s’est jamais remis de sa rencontre charnelle avec Iggy Pop. C’est d’ailleurs en pleine défonce avec l’iguane dans un Novotel de Marseille qu’il trouve son slogan fétiche: Novö… Adrien tricote sa prose visionnaire dans Rock & Folk qui publie aussi, dès novembre 1978, la chronique Frenchy But Chic de Jean-Eric Perrin, radiographie à chaud des Toys, de Rita Mitsouko, de Taxi Girl ou d’un certain Hagen Dierks (alias Jacques Duvall). Début 1980, Adrien sort NovöVision aux Humanoïdes Associés. Il y échafaude ses visions cleanik (sic):  » Le punk était synonyme de rébellion, le novö est synonyme de mutation (…) A partir du moment où tout le monde s’est engouffré dans l’idéologie, j’ai éprouvé le désir de déranger ceux qui étaient enfermés dans le ghetto killer « No Future « . » Adrien est volontiers hermétique mais ses textes font un bruit d’époque, entre narcissisme extrême et noctambulisme incurable. Cette virée sémantique brasse lieux de sortie (Palace, Rose Bonbon), drogues avouées (speed, héroïne), fringues plastifiées ou recyclées, pop, Bowie et Kraftwerk, huile rock et graisse électro: il la partage avec Alain Pacadis, journaliste à Libération dont la description quasi anthropologique du chic et du misérable se côtoyant dans une fête sans fin définit aussi cette génération de jeunes gens mödernes. Le pinacle médiatique arrive en février 1980 quand le magazine Actuel met en couverture les 5 membres du groupe Marquis de Sade -sérieux comme des apprentis-papes- et leurs… mamans, dames d’une cinquantaine d’années, plus détendues. Le titre  » Les jeunes gens modernes aiment leur maman » est une boutade et une provocation, à contre-courant du rock machiste où les musiciens sur-hormonés ne posent généralement pas avec leurs parents…

Pop Muzik

L’avènement des JGM à la fin des seventies tient à la combinaison de divers facteurs. Du passé, table rase n’est pas faite. On pioche des symboles inattendus comme Warhol (qui, de passage à Paris, flashe sur Jacno), l’écrivain William Burroughs ou encore le modernisme des expos Paris-Berlin ou Paris-Moscou qui célèbrent la créativité européenne. Pour la première fois, une scène rock française n’est pas un carbone cramoisi de l’empire anglo-saxon. L’obsession est plus européenne qu’américaine, plus continentale que grande-britonne. Dans Rock & Folk, les Rennais de Marquis de Sade déclarent:  » Nous nous prétendons « neue kusnt gruppe ». Nos références à l’Allemagne n’ont absolument rien à voir avec une quelconque imagerie totalitaire nazi-punk. Nous avons conscience de notre européanité depuis longtemps, nous ne sommes pas des suiveurs de Bowie (1) (…) L’Angleterre ne nous concerne pas ». Marquis de Sade chante  » Conrad Veidt » en hommage au cinéaste Murnau avec de grands airs tourmentés de soldats expressionnistes. A Libération , Serge July autorise un commando de graphistes effrontés -Bazooka- à travailler la matière même du journal, parfois au détriment de la prose des journalistes qui font la gueule. L’esthétique de Bazooka -emmené par Loulou et Kiki Picasso (…)- est radicale, âpre, acide, provoc, violente. La scène musicale est plus éclectique: elle réunit la disco-pop de Marie & Les Garçons (un semi-tube radio avec Re-Bop), la prose faussement câline de Taxi Girl ( Cherchez le garçon), les premiers émois de Rita Mitsouko ou encore le serial-punk d’Asphalt Jungle (avec le journaliste Patrick Eudeline). Sans oublier le vitriol électro de Metal Urbain qui bluffe la clique du NME et des mangeurs de fish & chips. Le tout, avec une pointe de parfum new-yorkais via le label ZE Records créé par le frenchie Michel Esteban, compagnon de Lizzy Mercier-Descloux, l’une des artistes les plus originales de ces années-là. L’affaire est bien résumée par Jacques Duvall, qui fréquente beaucoup Paris à l’époque (2):  » La plupart des gens de cette scène venaient du punk, un mouvement où l’intensité est tout le temps à 100 %. Il s’est alors passé une sorte de déconnection: Yves Adrien réhabilitait France Gall, Elli & Jacno écoutaient Françoise Hardy. Il y avait quelque chose de faussement clean là-dedans parce qu’on buvait aussi du lait-fraise, d’où l’impression que c’était un repère bourgeois, ce qui n’était pas le cas. Le papa de Jacno était facteur… Ce qui est vrai par contre, c’est que le mouvement était essentiellement français, il ne s’est pas vraiment exporté. » Le coup de fièvre des JGM enfantera la scène indépendante française, les Béruriers Noirs suivis des Négresses Vertes et de La Mano Negra, qui eux s’exporteront… Déjà une autre histoire. l

(1) qui so,rt alors de sa trilogie berlinoise.

(2) une photo de Duvall et Lio, sur un scooter en 1980, se trouve dans le bouquin associé aujourd’hui à l’expo.

L’exposition Des jeunes gens mödernes a lieu du 6 mai au 20 juin à l’ Espace Art22, 22 rue Van Aa à 1050 Bruxelles (www.espace-art22.com) et du 30 avril au 20 juin à la boutique Agnès b. , 27 boulevard de Waterloo à 1000 Bruxelles (www.agnesb.com)

Texte Philippe Cornet

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