ENTRE STEPHEN KING ET BROADCHURCH, LIFE IS STRANGE RECYCLE LE FORMAT DES SÉRIES TÉLÉ POUR BROSSER LE QUOTIDIEN TRAGIQUE D’ADOS PAUMÉS. ATTENTION, CECI N’EST PAS UN JEU VIDÉO.

L’air de rien, le cinéma français aime les Etats-Unis. Contrairement à Besson, Jeunet et Dupieux, Raoul Barbet et Michel Koch ne tournaient pas leurs caméras mais leurs joysticks vers le continent US, pour nourrir Life Is Strange. Ce jeu d’aventure plus proche de Juno que d’un teen movie écervelé bouclait à la fin du mois dernier l’ultime chapitre de sa première (et unique?) saison, à fleur de peau. Plantée dans une bourgade côtière de l’Oregon, l’expérience hypernarrative se penche ainsi sur les destinées tragiques de post-ados en déroute entre manipulation, autodestruction et harcèlement scolaire. Sans cliché et avec sensibilité.

« Traiter de thèmes délicats via un média interactif comme le jeu vidéo peut avoir un impact sur le joueur, d’autant que Life Is Strange le rendresponsable du déroulement de ses scènes. Triste hasard de l’actualité, un gosse d’un lycée français avait mis fin à ses jours lorsque nous avons sorti l’épisode du jeu qui parle du harcèlement via des médias sociaux », avance Michel Koch. « Même si nos thèmes ne sont pas faciles, je pense que notre jeu a un effet libératoire chez les gamers, comme certains films qui m’ont aidé à relativiser pas mal de choses quand j’étais ado. »

Se sentant coupable d’avoir abandonné Chloé, sa meilleure amie, à la mort de son père, Maxine, l’héroïne de Life Is Strange, n’a rien d’une Lara Croft. « Laisser le temps de la contemplation au joueur. » Barbet et Koch, les coréalisateurs du jeu parlent de slow pacing pour décrire leurs intentions initiales. Pas de chrono pour boucler un niveau. Le nombre d’actions gratuites de la jeune femme, qui tente de recoller les morceaux avec sa pote, étonne. On prend une guitare pour jouer quelques notes douces du Crosses de José Gonzalez. Des monologues intérieurs brossent le ressenti et la personnalité de Max. Et une relation durable s’installe avec le gamer. Obsédé par le temps qui passe, le jeu ne reste toutefois pas les bras croisés. Il manipule même l’horloge à des fins de gameplay.

Un jour sans fin

Fils à papa psychopathe, étudiante snob imbuvable, chef de la sécurité du campus: la plupart des choix de dialogues et confrontations engagés par Max peuvent ainsi être instantanément rembobinés. Ces rewinds qui permettent de prendre des décisions dont on connaît les conséquences à court terme fascinent. D’autant qu’ils sont également utilisés pour résoudre une poignée d’énigmes demandant des dons d’ubiquité, voire échapper à la vigilance d’un surveillant. Tout surnaturel soit-il, Life Is Strange s’ancre toutefois dans une réalité qui a bouleversé sa communauté de fans au bout d’un an d’épisodes.

« De nombreux courriels parfois très touchants et même des lettres manuscrites sont arrivés au studio, car le jeu remuait des choses très personnelles chez certains », se souvient Raoul Barbet. « Life Is Strange a ouvert le débat dans des familles. Un père est venu me voir pour me dire qu’il avait fini par discuter avec son ado qui prenait des décisions assez cruelles dans le jeu. » Traitant du harcèlement avec autant d’intelligence -mais moins de sang- qu’un Carrie de Stephen King (une référence pour ses créateurs), Life Is Strange et ce choix aux conséquences multiples façonnent l’entourage du joueur selon ses décisions.

Empêcher la mort du chien d’un dealer ou ne pas soutenir sa meilleure amie en tort face à son beau-père: le jeu affiche les statistiques de décision des joueurs à la fin de chaque épisode. « On a été surpris de voir que lorsque Kate demande aux joueurs si elle devait aller voir la police après avoir été droguée, ces derniers répondaient négativement dans 50 % des cas », s’étonne Raoul Barbet. « Ça représente bien le fait que les victimes de harcèlement n’osent toujours pas se plaindre à la police. » Dans tous les cas, l’expérience immersive aux multiples ramifications narratives démontre à sa manière qu’un choix de vie n’est jamais parfait.

La série m’a tuer

Enquêtant sur la disparition mystérieuse d’une élève de son école de photo, Maxine évolue entre prof de photo hipster, proviseur buté et concierge dans la lune. Comme dans The Killing et Broadchurch, chacun d’entre eux s’épaissit au fil de l’aventure. Certains tombent le masque. Et une fin du monde se dessine en filigrane. Si bien qu’on finit par voir trouble, d’autant que l’héroïne finira par voyager dans le temps sur des périodes plus longues, via des photos dans lesquelles elle plonge littéralement. Le flou artistique n’est d’ailleurs pas étranger aux visuels 3D impressionnistes de Life Is Strange. Du jamais vu dans un jeu.

« On ne voulait pas submerger le joueur de microdétails, de textures qui parasiteraient son ressenti. Ce rendu visuel sobre lui permet de projeter une partie de son imagination. La nostalgie est le mot-clé qui a guidé notre travail », sourit Michel Koch. « Ce rendu impressionniste s’accompagne d’un travail sur la lumière qui est un acteur à part entière dans le jeu. Quand j’ai des souvenirs, je me souviens plus d’ambiances lumineuses que de détails. »

Malgré des ressorts ludiques patauds, notamment sur les troisième et dernier épisodes, la segmentation du jeu en cinq chapitres et sa réalisation en flux tendu (l’équipe travaillait en « direct » sur chaque épisode) ont probablement joué en sa faveur. « On ne sait jamais comment un joueur va parcourir un classique de 20 heures. Notre format épisodique et ses tranches de deux à trois heures l’amènent par contre à les boucler en une seule fois, ce qui permet de beaucoup mieux maîtriser le rythme de la narration », souligne Raoul Barbet. « L’attente entre chaque épisode est en outre bénéfique. Les joueurs n’aiment pas, mais ça permet de penser à mieux anticiper l’épisode suivant. Une grosse communauté élaborant des théories entre chaque chapitre s’est ainsi formée. » Si aucune saison 2 de Life Is Strange n’est encore à l’ordre du jour, nul doute que cette dernière fantasme déjà sur son retour…

TEXTE Michi-Hiro Tamaï

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