Photos synthèse

Lauréat du Prix Goncourt il y a six ans, Jérôme Ferrari consacre un roman profond à l’art photographique, à ses impasses et ses chimères.

En 2003, une photographe bientôt quadragénaire se tue en voiture, alors qu’elle traversait de nuit, et du nord au sud, l’Île de Beauté. Passionnée depuis l’enfance par les prises de vue un appareil en main, elle n’avait jamais trop su choisir à quels terrains ni publics réserver son indéniable expertise: aux photos « rangs d’oignons » de la presse locale, aux combattants des zones de guerres, au chiqué grands sourires des cérémonies de mariage? C’est dans cet ordre et sur différents terrains -Corse, ex-Yougoslavie, re-Corse- qu’Antonia avait tenté de donner un sens à sa passion, toujours empêtrée pourtant entre les pesanteurs identitaires de son île d’origine et les indépassables limites de son art. Introduit par sa brutale disparition, le récit s’articule autour des souvenirs vifs, émus, de tous ceux qui l’avaient entourée, tentant de la cerner sans succès. Des souvenirs qui ressurgissent à l’occasion de ses funérailles, orchestrées par le prêtre du coin son oncle, dévasté autant que pointilleux sur le respect à la lettre du rituel de l’office. Chaque chapitre, ainsi, s’ouvre sur un double fil de références: les temps forts d’une liturgie; les légendes de photos illustres ou privées, réelles ou imaginées par l’auteur. Autant de pistes d’apparence cryptique pour tenter de saisir, par petites touches, ce que furent la vie, les doutes et errements d’une femme en constante recherche. Déçue par ce qu’elle considérait comme le permanent jeu de rôle de gamins devenus adultes ( « un jeu puéril où d’anciens amis d’enfance se déguisaient en guerriers et en journalistes sans même parvenir à prendre leurs rôles respectifs au sérieux« ), Antonia avait fini par partir se confronter à la « vraie » guerre, jusqu’à retrouver quelques heures avant de mourir un ancien soldat, Dragan, sur le port de Calvi.

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Documenter le pire

L’écriture résolument élégante, sobre, clinique parfois de Jérôme Ferrari ne l’empêche jamais de montrer les dents, de catapulter au détour d’une phrase une raillerie loufoque ( « [Sa] vie intérieure (…) devait être aussi agitée que celle d’une amibe congelée dans la banquise »), de critiquer aussi l’impasse dans laquelle les jeunes filles de son île semblent résolues à demeurer, tant qu’elles s’astreignent à ne devenir que les « femmes de » -d’activistes en l’occurrence. Mais plus encore qu’une réflexion sur le militantisme armé, le lauréat du Prix Goncourt 2012 pour Le Sermon sur la chute de Rome livre une analyse profonde sur le rapport des Hommes à l’image, sur leur souci permanent de documenter jusqu’à leurs pires exactions, et ce malgré la vacuité d’une telle démarche: « Curieusement, les hommes aiment à conserver le souvenir émouvant de leurs crimes, comme de leurs noces, de la naissance de leurs enfants ou de tout autre moment notable de leur vie, avec la même innocence. L’invention de la photographie leur a donné l’irrésistible occasion de céder à ce penchant. » Ainsi, bondissant de clichés célèbres en biographies d’illustres photographes (dont Rista Marjanovic?ou Gaston Chérau), Ferrari tente de résoudre une inextricable énigme: cet art omniprésent satisfait-il au moins les artistes eux-mêmes? À le lire, rien de moins sûr.

à son image

de Jérôme Ferrari, ÉDITIONS Actes Sud, 222 pages.

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