Une récente sortie DVD d’un concert londonien d’Emerson, Lake & Palmer de 1970 -invraisemblable cirque pompier-, et tous les fantômes du prog-rock remontent à la gorge. Roi des seventies déchu, le rock progressiste n’en a pas moins influencé Radiohead, Muse, Sigur Ros ou Flaming Lips. Souvenirs d’une époque hyper Moog.

Emerson, Lake & Palmer, 9 décembre 1970. Devant son Moog géant ( cf. encadré), Keith Emerson secoue son orgue Hammond, lui monte dessus, le chevauche, le couche et l’enfourche. Il s’empare ensuite du ruban, plaquette câblée aux claviers qui permet de contrôler la hauteur du son et de le moduler, en faisant glisser sa main dessus: Keith l’astique comme un sexe froid puis le tripote béatement entre ses fesses. Les spectateurs sont ahuris, sans doute de bonheur. Vu les trucages du DVD qui sort ces jours-ci (1), on ne distingue pas trop le moment où Emerson donne un coup de poignard (…) dans les touches de l’instrument qui mugit, implore et répond avec des vagues gonflées de notes grasses. Sûr que le clavier doit voir sa vie défiler devant lui. Quand l’Hammond reprend finalement sa respiration, c’est Noël: coups de gong de Carl Palmer et basse triomphale de Greg Lake. C’est beau comme une symphonie de Bach à l’envers -ce qu’Emerson joue volontiers en scène- même si le concert du jour, Pictures At An Exhibition, est l’adaptation d’un autre classique, du Russe Moussorgski (1839-1881). En 1974, ELP est avec Led Zeppelin le groupe qui gagne le plus de fric en tournée! Au printemps 1977, quand le trio revient avec le double album Works, le prog-rock première époque est -virtuellement- mort. Démodé par le punk et la disco, boursoufflé et auto-parodique.

Pionniers soniques

Prolongement du psychédélisme, le prog est aussi l’antithèse du blues pur dans sa recherche d’une musique détachée des racines rock. Le mouvement est donc, dans un premier temps du moins, parfaitement anglais. Pink Floyd passe ainsi du rock lysergique de Syd Barrett 1967 à un style moins adepte du format couplet-refrain, s’autorisant des inserts instrumentaux éventuellement planants. Il faut une paire d’albums au Floyd et le départ de Barrett avant qu’ Ummagumma -double paru à l’automne 1969- ne s’apparente au prog naissant. Issu du classique, de l’avant-garde électronique, du jazz et du psyché, le style est par définition hybride. King Crimson, dont la première phase d’existence (1969-1974) coïncide avec le zénith prog, frappe fort avec In The Court Of The Crimson King, sorti à l’automne 1969: disque charnière qui définit le prog plus qu’il n’en dépend. L’usage du Mellotron ( cf. encadré) établit une sorte d’axiome général du mouvement en invoquant la musique symphonique. Mais ce noyau sensoriel -entre orchestral et jazz- est fusillé par le morceau 21st Century Schizoid Man, dont la tonalité distordue précède le grunge de 20 ans. Pour Pete Townshend (The Who), l’album est  » un chef-d’£uvre », pour le musicologue Edward Macan,  » l’un des disques fondateurs du prog ». Amen.

Pompes et circonstances

Pink Floyd bâtissant une catégorie à lui tout seul, ce sont 3 groupes impressionnés par King Crimson qui en retirent un destin superstar. On a déjà dit tout le mal qu’on pensait des esbroufes d’ELP, gorgé de virtuosité jusqu’au branquignol. Restent Genesis et Yes. Au début, Yes est hype, fait rêver la fin du swinging London et passe chez John Peel à l’automne 1968, pratiquement un an avant la sortie du premier album. Assez vite cependant, il embrasse une grandiloquence qui sera brutalement rendue obsolète par le punk de 76, moquant les synthés en extase et la voix d’eunuque-astronaute de Ian Anderson. Ce qui n’empêchera nullement le groupe de cartonner jusqu’aux années 90 et de survivre encore en 2010, avec plus ou moins d’éclat commercial… Si la plupart de ses enregistrements sonnent datés -le terme kitsch est en option, il en va différemment de Genesis. Bande de gosses de riches, il leur faut 3 disques avant de trouver leur karma: un folk symphonisé auquel les histoires fantasques du chanteur-showman Peter Gabriel confèrent un goût d’étrangeté attirante. La voix et la présence de Gabriel, ses travestissements scéniques décalés -tête de renard, vieillard grimaçant, homme chauve-souris…- tiennent plus de Lewis Carroll que du Barnum à la Yes/ELP. A la suite d’un cinquième disque qui déclenche un vrai succès international (le pastoral Selling England By The Pound, automne 1973), Genesis concocte un double album frondeur qui rompt avec les codes précités du prog. The Lamb Lies On Broadway ne déserte pas le surréalisme narratif mais étend le registre musical jusqu’au traitement parfois épileptique du son. Brian Eno est d’ailleurs (brièvement) de la partie. Pour des raisons personnelles mais aussi esthétiques, Gabriel quitte le groupe fin mai 1975, ce qui pourrait bien être notre date officieuse de la mort créative du prog.

Héritage vintage

On peut parler d’autres succès prog: Van der graaf Generator et son free-rock spasmodique, Jethro Tull et sa heavy bourrée folkeuse, Soft Machine et ses migraines jazz. On peut citer l’internationalisation seventies du mouvement avec Omega (Hongrie), PFM (Italie), Focus (Pays-Bas), Ange (France) ou… Machiavel (Belgique), sans oublier les vagues postérieures d’imitateurs souvent dispensables (Rush, Phish, Styx, Marillion). On peut, enfin, pointer que dans le rock actuel, Radiohead, Godspeed You! Black Emperor, Muse, Silver Mt Zion, Flaming Lips, Sigur Ros et des tonnes d’autres, puisent peu ou prou dans la chose prog: importance des claviers atmosphériques, concept albums, grandiloquence orchestrale, théâtralisation scénique, instrumentalisation vintage, fantasme analogique. Et tentative de floutage des frontières entre pop et symphonique. Le prog survit dans des festivals qui parcourent sans cesse la planète mais autant goûter aux originaux, les héritiers ont nettement moins de saveur. l

(1) distribué par Pias.

Discographie sélective: King Crimson, In The Court Of The Crimson King (1969) , Genesis, Selling England By The Pound (1973) et The Lamb Lies Down On Broadway (1974) , Van der graaf Generator Godbluff (1975), Pink Floyd, Dark Side Of The Moon (1973) , Supertramp, Crime Of the Century (1974), Barclay James Harvest, Everyone Is Everybody Else (1974).

Texte Philippe Cornet

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