DEUX ANS APRÈS LE MILDRED PIERCE DE TODD HAYNES, L’UN DES PLUS BEAUX FILMS DE L’ANNÉE EST À NOUVEAU UNE SÉRIE TÉLÉ. EXPLICATIONS EN COMPAGNIE DE KIYOSHI KUROSAWA, RÉALISATEUR DU FASCINANT, AUTANT QUE FOISONNANT, SHOKUZAI.

Depuis 1997 et Cure, premier succès international d’une carrière pourtant amorcée dès le début des années 80, il n’a cessé de s’illustrer avec des oeuvres (Charisma, Kaïro, Jellyfish…) balançant entre drame humain et cinéma de genre. Son nouveau Shokuzai ne déroge pas à la règle, même si ce foisonnant récit choral s’étirant sur près de 4 h 30 n’est à l’origine pas un film mais une série télé. Ce qui n’empêche nullement, loin s’en faut, le Japonais Kiyoshi Kurosawa d’y déployer son art incomparable du storytelling avec une rare élégance de mise en scène.

L’histoire de Sae, Maki, Akiko et Yuka, toutes témoins quinze ans plus tôt d’un crime abominable, mais aussi de Asako, la mère de la victime, s’y décline en cinq épisodes: les cinq pièces d’un puzzle dramatique intense où l’assemblage des signes du présent (re)compose le visage du passé. Si les quatre premières parties s’appréhendent peu ou prou comme quatre segments distincts, pour autant de portraits de femmes reliés par un même fil rouge -le trauma originel qui les fonde-, le cinquième et ultime chapitre vient boucler la boucle de cette grande épopée intime, cruelle et réaliste dans un tourbillon d’émotions complexes où pointe soudainement le spectre d’une dimension fantastique latente. Histoire de faire de Shokuzai un grand film de fantômes… sans fantômes. Pas le moindre des tours de force d’un Kiyoshi Kurosawa souverain, formaliste de l’indicible capable de transformer une simple commande télévisuelle en apogée sensible de son parcours de réalisateur.

A l’instar du Mildred Pierce de Todd Haynes, Shokuzai (Pénitence, pour la version française) a d’ailleurs connu les honneurs d’une projection à la Mostra de Venise. Preuve, si besoin en était encore, que la petite lucarne est désormais ouverte aux plus vastes horizons créatifs, faisant ponctuellement office de refuge idoine pour les cinéastes inspirés en mal de production. Mieux: aujourd’hui la série, à peine rabotée, sort sur nos écrans, portée par ce souffle ample, frémissant, tragique, propre aux plus grandes sagas cinématographiques. De passage cet été à Bruxelles, Kiyoshi Kurosawa (se) raconte.

Réaliser une série télé, était-ce un moyen de contourner les problèmes de financement rencontrés dans la foulée de Tokyo Sonata (2008), votre dernier film en date?

Cela faisait quatre ans, en effet, que je n’arrivais pas à monter de nouveau projet pour le cinéma, j’étais donc vraiment en quête d’une opportunité pour tourner quelque chose, quel que soit le médium ou le format. Mais quand un producteur m’a demandé d’adapter le roman de Kanae Minato sous la forme d’une mini-série en cinq épisodes estinée à la télévision japonaise, j’en ai abordé la réalisation exactement de la même façon que s’il s’agissait d’un film, avec la même équipe technique que sur mes tournages précédents. La grosse différence réside plutôt dans le scénario puisque, contrairement à mon habitude, il y a énormément de dialogues dans Shokuzai. Mais comme il s’agissait d’un projet pour la télévision, j’ai pensé que ce n’était pas un problème si de nombreux éléments de l’intrigue se révélaient à travers la bouche des personnages.

C’est assez inhabituel pour vous de ne pas travailler sur base d’un scénario original…

Oui, Kanae Minato est une auteure très populaire au Japon, qui a plusieurs best-sellers à son actif, dont certains ont déjà été portés à l’écran.Celui-ci se prêtait particulièrement à une adaptation en plusieurs épisodes puisque le livre est lui-même divisé en cinq parties, avec cette idée de raconter l’histoire tragique de cinq femmes confrontées à des situations très diverses, très complexes, mais toutes traversées par un même sentiment de culpabilité. J’ai toujours été, dans mon parcours, très réticent à l’idée de me lancer dans des adaptations, je me concentrais sur mes propres scénarios. J’étais connu pour ça, donc les producteurs ne me proposaient pas de projets d’adaptation. En ce sens, Shokuzai m’a vraiment ouvert de nouvelles opportunités, en m’apprenant que je pouvais infiltrer un scénario que je n’avais pas écrit avec mes propres obsessions, ma propre vision des choses. Mon nouveau film, Real, est sorti récemment au Japon, et il s’agit à nouveau d’une adaptation de roman.

L’adaptation qui nous occupe est très réaliste, mais sur la fin pointe pourtant une légère touche de fantastique, un genre avec lequel vous êtes particulièrement familier…

Je n’ai jamais opéré de distinction claire entre réalisme et fantastique. Et, en un sens, je pense que c’est la nature même du cinéma. Un film est une oeuvre de fiction, donc en soi il résulte déjà d’un mélange de vérité et d’imagination, c’est une sorte de réel fantasmé. Dans mon travail, à aucun moment je ne me dis: ok, tel élément relève du réel, tel autre du fantastique. Non, il s’agit vraiment d’un flux narratif qui sort de moi naturellement de cette manière. C’est uniquement quand quelqu’un me pose ce genre de question que je me dis que je devrais peut-être chercher à comprendre pourquoi les choses s’imposent à moi sous cette forme (sourire).

Vous semblez régulièrement privilégier les plans larges, esthétiquement très travaillés, qui isolent les personnages au coeur de vastes espaces dans lesquels ils apparaissent comme perdus…

Oui, tout à fait, mais ce n’est pas non plus systématique. Il est vrai que les femmes de Shokuzai se retrouvent souvent isolées dans leur environnement, mais parfois il s’avère que vous ne vous sentez jamais aussi seul que dans une foule, entouré d’autres gens. Quoi qu’il en soit, il n’en demeure pas moins essentiel pour moi de montrer le cadre dans lequel mes personnages évoluent, ce qui explique que j’aime prendre un certain recul avec ma caméra, pour saisir quelque chose de ces personnages mais à distance.

A l’orgine, Shokuzai a été diffusé sur la chaîne WOWOW, qui serait une sorte de HBO nippon. Y a-t-il beaucoup de séries télé originales produites au Japon?

Historiquement, les sphères télévisuelle et cinématographique sont assez perméables au Japon. Beaucoup de cinéastes ont travaillé pour le petit écran -Hirokazu Kore-Eda a d’ailleurs tout récemment encore créé sa propre série sur un réseau grand public. Idem pour les acteurs. Aujourd’hui, WOWOW occupe une position vraiment privilégiée dans la mesure où la chaîne permet aux réalisateurs de travailler sur des projets techniquement très exigeants, avec une image d’aussi bonne qualité que pour un long métrage ambitieux. Les plans larges dont nous parlions un peu plus tôt n’ont habituellement pas cours à la télévision, tout simplement parce qu’ils se prêtent a priori davantage au grand écran, mais WOWOW vous permet et, mieux, vous encourage à travailler de cette manière. Je pense de toute façon que le nombre de réalisateurs se décidant à tourner avec des caméras numériques ne va cesser d’augmenter à l’avenir, le fossé créatif entre cinéma et télévision est donc appelé à s’estomper de plus en plus.

RENCONTRE NICOLAS CLÉMENT

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