La douloureuse histoire de Détroit

Les ruines du Brewster Douglass Projects témoignent de la banqueroute de la ville de Détroit.
Philippe Manche Journaliste

La journaliste et écrivaine Judith Perrignon raconte, avec le formidablement documenté Là où nous dansions, l’histoire douloureuse de Détroit au fil des quatre saisons. Un roman immersif avec comme porte d’entrée le meurtre d’un street artist français en 2013, transcendé par les riffs du MC5 et la soul des Supremes.

Pour les fans de musique, la ville du Michigan est associée à jamais à l’écurie soul de Berry Gordy, la Tamla Motown (Marvin Gaye, Stevie Wonder…) et du label Stax, au funk psychédélique de George Clinton et sa clique de cintrés Funkadelic, au hip-hop de Xzibit et de Eminem, à la techno froide et minimaliste de Carl Craig et de Jeff Mills, au rock des White Stripes, au post-punk de Protomartyr et, last but not least, aux révolutionnaires et enragés MC5 et aux poisseux et rampants Stooges d’Iggy Pop.

Cramée par la crise et le déclin économique après l’âge d’or de l’industrie automobile, Détroit s’effondre en 2013 et est mise en faillite; c’est la bankruptcy, la banqueroute. C’est dans ce paysage de ruines et de désolation que débarque le jeune Bilal Berreni. À 23 ans, connu dans le milieu du street art sous le nom de Zoo Project, ce Français d’origine algérienne s’est fait connaître lors du printemps arabe en Tunisie en 2011 et pour ses portraits de réfugiés dans un camp à la frontière entre la Tunisie et la Libye. Le 29 juillet 2013, Bilal tombe sous les balles de quatre minables pour une poignée de dollars dans les ruines du Brewster Douglass Projects. Cet ancien quartier résidentiel inauguré en grande pompe en 1935 par la First Lady Eleanor Roosevelt qu’on aperçoit dans le film Dreamgirls (les futures Supremes y ont fait leurs premières gammes) est à l’image de Détroit: plus dure sera la chute.

Judith Perrignon
Judith Perrignon© Vincent Muller/Opale/Leemage

Revenue chamboulée par un reportage à Détroit pour le magazine XXI en 2010, l’ancienne fine plume de Libération Judith Perrignon, aujourd’hui pigiste (M Le Mag du Monde…) et romancière (une quinzaine d’ouvrages à son actif), retourne régulièrement dans le Michigan et tisse des liens avec des Afro-Américains. « Dans cette ville en ruine, il n’y a plus que des gens à écouter, dit-elle, des gens qui vous racontent cette histoire américaine de façon très brute. Mais lorsque vous poussez la porte d’un bar, vous êtes enveloppé par la musique, les rires, les gens, une forme de résilience. »

Avec Bilal

Pour raconter cette « histoire américaine« , Judith Perrignon avait besoin d’un angle, d’une porte d’entrée, d’un cheval de Troie, en quelque sorte. Elle associe et fusionne le meurtre de Bilal Berreni avec l’histoire du Brewster Douglass Projects pour y peindre entre passé et présent le destin singulier de Détroit. « J’avais le sentiment, sans en avoir parlé avec des gens qui connaissaient Bilal, qu’il avait aimé la même chose que moi. Que lui y avait trouvé la mort pendant que je sentais la vie. »

La mort de Florence Ballard, l'une des trois Supremes, symbolise aussi la mort de Détroit.
La mort de Florence Ballard, l’une des trois Supremes, symbolise aussi la mort de Détroit.

Judith Perrignon, qui n’est pas journaliste pour rien, passe des journées entières aux archives de la ville. Y note des témoignages de ce qu’étaient les Brewster. S’esquinte la rétine devant les microfilms de la presse locale sur plusieurs décennies en réservant une place à la fiction parce qu’après tout, même si Là où nous dansions est rigoureusement documenté (c’est l’une des grandes forces du livre), la prose est romanesque, enlevée, vive, alerte et empathique. Lorsqu’elle apprend à Détroit l’assassinat du Français, elle contacte le lieutenant Sarah Krebs, du Detroit Police Department qui devient l’un des personnages de son roman. « Nous nous sommes rencontrées lorsqu’elle sortait de la morgue et elle m’a raconté son attachement à ce gamin, dont le corps n’a été identifié qu’en mars 2014. C’est Sarah qui me donne le contact de Ira Todd, l’inspecteur qui résout le meurtre. Il souhaitait me rencontrer. Ira est devenu naturellement un personnage du livre aussi parce qu’il m’a beaucoup parlé des Brewster. Sa grand-mère y habitait, il allait souvent lui rendre visite et ça validait l’idée qu’il y avait un livre à écrire. » Biberonnée au blues, au rock et à la musique noire américaine, Judith Perrignon passe beaucoup de nuits au Ravel Lounge où se produisent encore quelques vieilles gloires de la Mowtown. « Je me souviens d’un concert d’Yvonne Vernee, la chanteuse des Donays (dont le tube Devil in His Heart a été enregistré par les Beatles en 1963 sous le titre Devil in Her Heart, NDLR) qui m’a prise dans ses bras. J’y ai passé quelques soirées bouleversantes. » Tant qu’à continuer à évoquer le patrimoine musical de la ville, la journaliste accorde une grande place à l’enterrement de Florence « Flo » Ballard, la plus fragile des trois Supremes, décédée le 22 février 1976, à 32 ans, dans la misère et le désoeuvrement le plus complet. Moment charnière de Là où nous dansions et métaphore parfaite -encore une- du déclin de Détroit. « La mort de Flo, c’est la mort de la ville. La Motown quitte Détroit pour Hollywood. Cette population restante enterre cette jeune femme qui est comme une soeur, une fille, tant le sentiment d’identification est fort envers ces artistes. On enterre le rêve de Détroit. On enterre Flo. Diana Ross n’est plus la gamine des Brewster; elle est entrée dans une autre dimension. C’est le rêve américain qui se fracasse dans son gigantisme et sa vénalité. Nous sommes en 1976, sept ans après les émeutes, et on voit bien qu’avec le décès de Florence, la ville ne se relèvera pas. »

Logiciel économique et capitaliste

Cette passionnante, fiévreuse et mélancolique plongée au coeur d’une ville que Judith Perrignon décrit comme un « logiciel économique et capitaliste du monde dans lequel on vit, du moins, en Occident« , nous en dit long sur notre mode de fonctionnement et sur les ravages de l’ultralibéralisme. « À Détroit, comme ailleurs, tout était en place pour que le coût humain soit élevé. L’histoire telle qu’elle est racontée fait l’impasse sur l’interrogation des dogmes économiques et je voulais que cette interrogation figure dans le livre. Depuis 2013, et c’est un peu l’épilogue du roman, l’argent revient, les Blancs reviennent aussi et on fait exactement comme avant. La criminalité est en train de remonter fortement à l’image de la précarisation de sa population afro-américaine. C’est une gentrification très violente et on est en train de recréer les conditions d’émeutes et d’affrontements comme dans les années soixante. Les gens que j’ai rencontrés en 2010 étaient persuadés que la ville était un laboratoire d’un nouveau monde et peut-être que Bilal l’a pensé aussi. Qu’est-ce qu’on construit après le chaos capitaliste et bien, pas grand-chose! »

La douloureuse histoire de Détroit

Entre les lignes, la lectrice ou le lecteur n’aura aucun mal à percevoir combien Judith Perrignon est « tombée en amour » avec Détroit. Là où nous dansions doit probablement en dire beaucoup sur elle aussi. « Ce roman, c’est moi dans le sens où l’imaginaire que je me suis bâti adolescente brasse beaucoup de mes centres d’intérêt. Détroit est un endroit violent et dur et pourtant, arpenter ses rues me fait du bien. Il faut croire que le chaos possède des vertus apaisantes. Il apaise nos propres peurs en sachant que dans le chaos, il y aura toujours de la chaleur humaine, de la musique et des gens qui valent le coup. J’en avais assez de cette fascination morbide pour la ville. Quand on évolue dans ce décor, certes morbide, ce sont les gens qu’il faut aller voir et on découvre quelque chose de tellement chaleureux qu’on se rassure. Les gens, là-bas, les quinquagénaires assistent à l’effondrement de leur ville depuis leur adolescence. Leur école est en ruine, le magasin où les grands-parents allaient faire les courses n’existe plus. La maison des parents, c’est pareil. Détroit est aussi une fabrique à monstres parce que ces mômes qui ont tué Bilal ont fait preuve d’une inhumanité la plus totale. »

De fait, le graffeur a été assassiné d’une balle dans la tête et dépouillé de son portefeuille et des 300 dollars planqués au fond de ses chaussures. Le procès a été relayé par la presse française en janvier 2016 et ses auteurs lourdement condamnés. Le 6 juillet 2019, la place Bilal Berreni est inaugurée dans le 20e arrondissement parisien. Histoire d’honorer dignement un artiste au sens large dont il n’est jamais trop tard de découvrir la pertinence et la beauté formelle de son travail via le site zoo-project.com.

Là où nous dansions, de Judith Perrignon, éditions Rivages, 352 pages. ***(*)

Detroit en quatre oeuvres

Kick Out The Jams
Kick Out The Jams

Un disque: Kick Out The Jams

« Kick out the jams, motherfuckers! », scande Rob Tyner sur l’incendiaire premier album du MC5, pour Motor City Five. Motor City fait évidemment allusion à la ville de Détroit et à son industrie automobile florissante, encore en 1969, date de sortie de ce disque brûlot, incandescent, subversif et engagé, transcendé par les riffs telluriques des deux guitaristes Wayne Kramer et Fred « Sonic » Smith. Avec The Stooges d’Iggy Pop, originaires de Ann Arbor (à une petite heure en voiture de Détroit), le MC5 fait figure de précurseur du punk avec sa cohorte de scandales (prison, drogues…), le tout sous la houlette de leur guide spirituel et politique, le poète hippie John Sinclair, leader du White Panther Party.

Detroit
Detroit

Un film: Detroit

C’est en 2017 que la réalisatrice américaine Kathryn Bigelow (Démineurs, Zero Dark Thirty…) s’attaque à un sujet qui a gravé au fer rouge l’histoire de la ville de Funkadelic, de Carl Craig et des White Stripes, les émeutes qui ont enflammé Détroit du 23 au 27 juillet 1967, époque de tensions raciales inouïes. Rien de bien neuf sous le soleil, malheureusement. C’est une descente de police dans un bar clandestin fréquenté par la communauté afro- américaine qui met le feu aux poudres. Si le film de Bigelow est diversement apprécié aux États-Unis en fonction des « sensibilités », il reste toujours aussi choquant et frontal. Detroit fait office de devoir de mémoire tout en faisant écho aux violences policières sous l’ère Trump.

Detroit 1-8-7
Detroit 1-8-7

Une série: Detroit 1-8-7

Fort d’une unique saison de 18 épisodes pour la chaîne américaine ABC et diffusée l’automne 2010, la série créée par Jason Richman -visible chez nous à partir de la mi-2015 sur RTL-TVi- n’a sans doute pas eu le succès escompté mais n’est pas pour autant inintéressante. La première raison est purement affective. Michael Imperioli en mode post-Sopranos interprète l’inspecteur Finch et il est impeccable dans le rôle principal du detective incompris. Dans un style proche du documentaire qui n’égale pas The Wire de David Simon, Detroit 1-8-7 aborde la criminalité dans une ville gangrénée par la violence sous toutes ses formes. On y croise quelques célébrités locales comme le rappeur Xzibit, dans le quatrième épisode.

Florence Ballard
Florence Ballard

Une figure: Florence Ballard

Son destin symboliserait presque la gloire et la chute de Détroit avec en apothéose, entre guillemets, son enterrement -moment charnière de Là où nous dansions– fin février 1976 à l’âge de 32 ans devant toutes les stars de la Motown et son ancienne partenaire au sein des Supremes, la « patronne » Diana Ross. Elle grandit au Brewster Douglas Projects et, avec ses copines d’immeubles, Mary Wilson et Diana R., décroche la timbale au sein de l’écurie soul Motown de Berry Gordy avec quelques tubes colossaux dont Where Did Your Love Go (1964). Plus dure sera la chute avec des conflits d’ego, de label, etc. Plus fragile, Florence se démène avec ses démons alcooliques et opiacés et décède dans la misère d’un infarctus le 22 février 1976.

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