DEPUIS LA MUETTE DE PORTICI EN 1830, ON N’AVAIT PLUS VU UNE TELLE (R)ÉVOLUTION À L’OPÉRA: SOIRÉES ÉLECTRO À LIÈGE, DÉBATS ROCK À LA MONNAIE. COUCHE DE VERNIS JEUNE OU RÉEL DÉCLOISONNEMENT CULTUREL? FREDDIE MERCURY SE RETOURNE DANS SA TOMBE DE SATIN…

« On avait trouvé le moyen d’installer un énorme plancher qui recouvrait tous les sièges de velours de l’Opéra Royal de Wallonie, pour constituer une piste de danse. Cela nous a pris 3 jours de la monter et de mettre en place les décors. Le succès a été foudroyant, même si on n’a pas utilisé tous les balcons de la salle, pour éviter que les gens bourrés tombent du 3e étage. » A 2 reprises, en 2008 et 2009, Jack Justa organise la NEO, Nuit d’électronique et d’opéra, dans l’enceinte de l’Opéra de Wallonie, grosse bonbonnière inaugurée en 1820. DJ et disquaire de la région, Justa, 34 ans, a l’idée d’amener des musiciens des 2 bords -classique ou non- à confronter leurs idées dans la précieuse maison. Lyrique et électro fusionnent dans un type de spectacle inédit sous les lambris lidjeux: le public suit et comble l’espace malgré les frémissements des habitués, plus arias que parias, si l’on peut dire.  » La première année, on a senti une certaine réticence: les gens avaient peur de nos gros sabots et de nos synthés (sic). Les musiciens de l’Opéra pouvaient avoir l’impression qu’on allait leur piquer leur boulot avec nos machines mais quand ils ont vu que tout cela était bon enfant, ils ont marché.  » Pour sûr: l’endroit a vu d’autres espèces, comme en 1914 lorsque l’armée allemande y installe ses écuries. Justa:  » Il y avait bien évidemment une crainte par rapport au lieu: ils avaient peur qu’on démolisse l’Opéra. On avait mis en place une sécurité d’une ampleur digne d’un festival, pour éviter notamment qu’on tague les murs, mais il y a eu une véritable interaction entre les spectateurs et la musique. Il y avait même une zone VIP à l’étage. Je sais que, par après, des gens sont revenus voir des spectacles classiques à l’Opéra, encouragés par des conditions sur le prix des tickets. » A 2 reprises donc, 1300 personnes donnent de nouvelles vibrations au vieux bâtiment: les stucs et dorures en frémissent encore de plaisir. Pour la 3e jouissance, il faudra attendre un peu: l’opéra liégeois en travaux (jusqu’en 2012?) s’est déplacé dans une tente monumentale plantée en Outremeuse. Autant dire le degré 0 de la rock attitude.

Sourd-muet et aveugle

Historiquement, ce sont les premiers bouseux rock à tâter du tapis rougeoyant de l’Opéra. 16 et 17 janvier 1970, The Who joue Tommy au Théâtre des Champs-Elysées de Paris. Les jours suivants, le plus furieux des groupes seventies interprète son opéra-rock halluciné dans d’autres maisons d’opéra et lieux de résidence d’orchestres symphoniques comme le Oper de Cologne ou le Concertgebouw d’Amsterdam. Cinq mois après Woodstock, en pleine surchauffe Vietnam, l’événement symbolise l’entrée du cri primal dans l’antre sacré d’une musique adoubée par des siècles de mélodrame wagnérien et de confiseries italiennes. Deux univers se rencontrent, le temps d’une fulgurante utopie sans vainqueurs.  » Les spectateurs se sont mis à fumer comme des fous pendant le concert des Who et il a fallu 20 ans supplémentaires pour qu’un autre événement non-classique soit admis au Théâtre des Champs-Elysées. » Réflexion d’un témoin parisien de ces bacchanales hors nature: au début des années 70, le rock est encore signe d’une contre-culture défoncée, alors que l’opéra atteste de l’existence d’une caste amoureuse de ses propres privilèges. Un peu avant que les Who ne viennent raconter l’histoire de Tommy,  » garçon sourd-muet et aveugle« (1), sur les plus précieuses scènes internationales, un autre événement significatif se produit à La Monnaie de Bruxelles. Brel, chanteur incandescent qui déteste le rock, interprète L’homme de la Mancha. A l’automne 1968, la star belge ayant abandonné le tour de chant depuis un an et demi ramène de Broadway un musical inspiré par Don Quichotte. A Bruxelles, puis Paris, au même Théâtre des Champs-Elysées, Brel incarne le crossover entre un chanteur de « variétés », la tradition du music-hall américain et les scènes d’opéra, métissage sublimé avant la lettre. Le triomphe, critique et commercial, est cinglant. Il précède de pratiquement 2 décennies l’entreprise de Queen usant la forme opératique dans Bohemian Rhapsody, tube inclus sur l’album A Night At The Opera sorti en octobre 1975. En 1988, Freddie Mercury pousse d’un cran sa fixette en convolant avec la soprano espagnole Montserrat Caballé. Ce über-voyage en pop lyrique, produit le tube Barcelona, festival affolé de falsettos en rut, laissant le fan de rock perplexe devant une telle apoplexie de larynx…

La Monnaie de sa pièce

 » On était sur la scène de La Monnaie avec Oumou Sangaré et La Choraline, un ch£ur d’une quarantaine de filles, les meilleures, entre 15 et 18 ans. C’était d’autant plus phénoménal que l’espace de cette salle de 1000 personnes est exceptionnellement intime: on touche pratiquement les balcons, et le son pour les concerts amplifiés bénéficie de cette acoustique extraordinaire, un peu sèche, donnant l’impression que La Monnaie est un énorme club. » Drôle de hasard, la veille de notre rencontre, Fabrizio Cassol reçoit les images du concert de 2006 avec Oumou(2). L’incroyable aisance vocale de la chanteuse malienne est bercée de ch£urs jouvenceaux, alors que le sax de Cassol taille sa route fiévreuse. C’est très beau. Leader du trio belge d’avant-jazz AKA Moon, Cassol, 46 ans, est un symbole de transversalité, en quête incessante d’ailleurs rythmique et culturel. Il a, grosso modo, passé 10 années de sa vie,  » des années d’or« , à La Monnaie, dont les dernières en résidence. Dans le temple de la révolution belge, l’arrivée de Bernard Foccroulle en 1992 donne une toute autre direction. Foccroulle, qui va rester 15 ans directeur de l’opéra bruxellois, est organiste, spécialiste de Bach, mais a aussi l’ambition de désacraliser le lieu et de l’ouvrir à une certaine modernité:  » Lui et Philippe Boesmans (compositeur contemporain, ndlr) sont venus me chercher alors qu’on faisait du jazz au Kaai, explique Cassol. Ils avaient programmé un tout premier concert non-classique, du pianiste Chick Corea. Puis ils m’ont donné des cartes blanches et on a fait un grand hommage à Jeff Buckley, qu’on avait d’ailleurs invité à venir avant qu’il ne se noie.  » On est un an après la mort du prodige Buckley, en 1998, et la scène de La Monnaie résonne des interprétations de Cassol/AKA Moon, de Marie « Zap Mama » Deaulne et de Kris Dane, futur (et ex-) Ghinzu.  » Foccroulle voulait aller vers une interaction des genres, vers l’interdisciplinarité, il ne voulait pas rester dans le multiforme où les musiques se regardent sans se mélanger.  » Cassol, qui voyage sans cesse et accomplit aujourd’hui un semblable travail de défricheur au Berliner Festspiele, est convaincu que l’ouverture est la décision personnelle du responsable des lieux. Il s’inquiète de l’époque, plutôt au repli:  » Foccroulle travaille désormais en France, Frie Leysen du Kunstenfestivaldesarts est partie, j’ai peur que notre pays devienne comme ailleurs, où tout est séparé, même s’il existe aussi des conceptions comme celle de ce Berliner Festspiele pour lequel je prépare un spectacle avec des jeunes artistes de Berlin et des gens venus de Samoa, au fin fond du Pacifique. Il est clair que ce genre de projets ou ceux de La Monnaie sous Foccroulle, demandent des budgets conséquents, même si cela reste moins cher qu’une production d’opéra. En Belgique, il reste le KVS (Koninklijke Vlaamse Schouwburg) avec lequel je travaille et qui décloisonne énormément, mais que se passera-t-il quand Jan Goossens, le directeur, en partira? Est-ce qu’il n’y aura pas un repli sur le théâtre, sa mission première? »

Sharko et Mozart

Du côté du KVS, Patrick De Coster, chargé de la presse, précise la démarche du théâtre de la communauté flamande:  » Collaborer avec des artistes qui ont à voir avec la ville dans laquelle nous sommes, Bruxelles, c’est pour cela qu’on a travaillé avec Arno, Daan, Marie Daulne, Fabrizio Cassol et que Jan Goossens a également voulu élargir notre mission à la communauté congolaise dont on sait qu’elle est sans doute plus sensible à la musique qu’au théâtre. Rassembler les gens, c’est une évidence.  » Rassembler, Sharko le fait assez bien depuis 5 albums en groupe et puis des shows solos précédant une sortie d’album perso, sans doute en septembre. En avril 2010, David Bartholomé -Sharko au civil- est convié à A Night At The Opera à La Monnaie:  » J’étais invité à voir une pièce de Mozart un peu obscure (Idomeneo, ndlr) et puis à discuter avec les interprètes de cet opéra devant des jeunes de moins de 26 ans qui avaient bénéficié de conditions favorables d’entrée. » David Sharko se retrouve dans un balcon privé et prend un flash:  » C’était très impressionnant, avec plusieurs paramètres: celui de voir l’audience, les musiciens, la scène bien sûr et puis le balcon royal et les armoiries. Ce décorum m’a amené dans l’émotion et même si j’ai trouvé la mise en scène maladroite, désuète, j’ai été bluffé par les interprètes créant leur propre balance acoustique -il n’y a aucune amplification-, ce qui tranche complètement avec le musicien rock qui a l’habitude de se faire aider. Là, le chef d’orchestre est aussi l’ingé son d’un organisme musical, une véritable chose vivante plus forte que le plus déjanté des concerts rock.  » Le débat qui suit est moins évident, notamment lorsque David interroge l’un des 4 seconds rôles de la pièce:  » Je l’ai questionné sur sa posture physique et sur son attitude droite qui exagère les émotions. Il m’a répondu que c’était une technique de chant indispensable à fournir la puissance vocale. Il était froissé par ma question. » Quelques semaines plus tard, David invite l’une des vocalistes rencontrées à La Monnaie à venir chanter en studio, plaçant quelques interventions sur son futur disque. Il en est bluffé. Quand on lui demande s’il ne voudrait pas plutôt être sur la scène de La Monnaie à jouer sa musique que de discuter dans les coulisses, David se met en position d’analyste:  » Si je devais jouer à La Monnaie, je ne suis pas sûr que ce serait plein, ni que cela plaise aux abonnés. Le public rock n’est pas forcément prêt à quitter ses endroits de prédilection comme le Botanique, et le public de l’opéra angoisse peut-être à la venue de ces autres musiques. » On aurait voulu avoir la réaction de La Monnaie et de son directeur depuis 2007, Peter de Caluwe: pourquoi n’y a-t-il plus de concerts non-classiques à la Monnaie? Nos questions par e-mail et demandes d’interviews sont restées sans réponse. l

(1) L’ALBUM, SORTI EN MAI 1969, TIENT DAVANTAGE, SELON LES SPÉCIALISTES, DE LA FORME DE L’ORATORIO QUE DE CELLE DE L’OPÉRA. IL SERA ADAPTÉ AU CINÉMA EN 1975 PAR LE BOUILLANT KEN RUSSELL AVEC ROGER DALTREY, CHANTEUR DES WHO, DANS LE RÔLE PRINCIPAL.

(2) MOTS-CLÉS YOUTUBE: CASSOL OUMOU SOUKORA

PROCHAINE SÉANCE DE A NIGHT AT THE OPERA À LA MONNAIE AVEC ABSYNTHE MINDED ET LA FINTA GIARDINIERA DE MOZART LE 25 MARS.

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TEXTE PHILIPPE CORNET

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