Vendredi dernier, autour de minuit. Sous le chapiteau dressé sur la place d’Armes, transformée en coeur névralgique du Festival du film francophone de Namur, une foule bigarrée, et retournée par trois heures de soins affectifs dans la clinique du docteur Kechiche, prend d’assaut les serveurs charriant leurs cargaisons de houblon et de raisins. Le DJ Hugo Freegow tape allègrement dans une playlist vintage racée comme un mod en croisade sur sa Vespa. Du rock millésimé se déverse des enceintes. Quelques tueries fifties et sixties de contrebande s’enchaînent et voilà que résonne cet hymne postpunk et « ska-tologique » des Clash, The Magnificent Seven.

Personne ne semble s’en offusquer dans les rangs des officiels, et aucun jeune ne grimpe sur un mange-debout pour balancer flûtes à champagne et zakouskis à la tête des édiles provinciaux bedonnants en clamant sa haine du système. Pas même un franc-tireur dans l’assemblée pour déclencher de gré ou de force un pogo sauvage dont la moquette rouge se souviendrait longtemps. Au contraire, c’est à peine si les quatre Anglais parviennent à mettre de l’huile dans les articulations, qui se dérouillent finalement pour battre la mesure rêche en sifflant, non pas l’air entêtant, mais tout ce qui passe à portée de pogne. Il est loin le temps où ce chalumeau sonore faisait bouillir illico la marmite…

Et c’est là qu’on se dit une fois de plus que le temps polit les angles, lime les incisives, neutralise le venin de la révolte. Le temps et aussi ce quelque chose dans l’air frelaté de notre époque archi relativiste qui glamourise, pasteurise toute tentative de remise en question. Les rébellions d’hier sont les valeurs sûres d’aujourd’hui. Johnny Rotten, l’ex-grand manitou des Sex Pistols, le paria de la Couronne britannique, a désormais droit aux unes des journaux sérieux, célébrant en lui l’un des derniers représentants d’une espèce autrefois sauvage, aujourd’hui domptée et en voie d’extinction. Il cracherait encore son fiel sur la couronne qu’on trouverait ça amusant, et surtout inoffensif, bien conscient que son pouvoir de sédition a été réduit à néant, écrasé sous les souliers vernis des chacals de Lehman Brothers.

Pas de sous-entendu nostalgique dans cette litanie nocturne. Entre le marteau de l’ultralibéralisme à la sauce thatchérienne et l’enclume de la misère héréditaire rincée à la Guinness, pas sûr qu’il faille cultiver le culte du regret pour cette zone grise de l’Histoire. Sauf peut-être pour cette énergie vitale, cette étincelle de vérité qui accouchait d’élans artistiques fulgurants capables de déplacer des montagnes et de mobiliser les troupes contre, au choix, l’injustice, l’oppression, l’ennui, et dont on peine à trouver la même pureté, toujours enfouie sous des couches d’intentions médiatiques douteuses, sinon dans des projets individuels menés par de fortes têtes, du genre Kechiche justement. Des artistes capables d’inoculer dans des récits d’une sensualité vertigineuse des questions non moins abyssales sur l’éducation et la persistance des logiques de classe, juste rhabillées pour être plus présentables à nos yeux soucieux des apparences. Sur ce, les Clash ont rendu les armes, et nous nos âmes. Topor disait donc vrai: la nuit venue, on y verra plus clair…

PAR Laurent Raphaël

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