LAURÉAT DU PEN FAULKNER AWARD DU PREMIER ROMAN, TEJU COLE MÈNE DANS OPEN CITY UNE PROMENADE MÉDITATIVE PÉNÉTRANTE DANS UN MANHATTAN SOUS SPLEEN BAUDELAIRIEN. IL EST L’UNE DE CES NOUVELLES VOIX US QUI COMPTENT.

Evidemment, il est parti se perdre. A peine atterri à Paris pour le festival America dont il était l’un des invités, Teju Cole a disparu.  » Je suis arrivé hier, j’ai juste pris le temps de poser mon sac à l’hôtel et j’ai avancé pendant des heures, je me suis complètement égaré dans Paris. Je fais ça continuellement. Marcher vous met en contact avec le sol,les rues deviennent une sorte d’arrière-plan sur lequel des choses s’impriment, un peu magiquement. » Les rues de Manhattan, Julius, le héros de son premier roman, un assistant en psychiatrie solitaire, ne cesse de les arpenter, fouillant avec empathie et gravité les fantômes de la ville. Parmi eux, invisible mais écrasante, la silhouette des deux tours. Teju Cole est l’un de ces auteurs venus à la littérature dans l’après-11 septembre.  » J’ai commencé à écrire le livre en 2006. Donc, oui, c’était une sorte de livre de l’après, une tentative de réponse fictionnelle au choc de ce jour-là. Mon but n’était pas de le décrire en termes politiques, ni d’évoquer les événements en soi, mais de parler de ce deuil auquel on fait face, et de comment on se connecte aux autres au sein de ce traumatisme. » Né aux USA de parents nigérians, grandi en Afrique mais établi à Brooklyn depuis 20 ans, Teju Cole incarne une américanité métissée. De laquelle il extrait son regard d’écrivain profondément humaniste.  » Il y a des tas de façons très compliquées d’être un Américain. C’est une notion qui s’étend tous les jours. On peut porter plusieurs étiquettes. Le truc, c’est même selon moi d’en afficher autant que possible. Parce que ça vous rapproche du sentiment de pouvoir capturer quelque chose de l’humain… Chacune de nos vies, chacune de nos expériences est très complexe, et penser qu’on peut à un moment donné voir cette complexité exprimée par un écrivain dans un roman, c’est un incroyable réconfort. » Thématique foisonnante et vibrante au c£ur de son roman, le questionnement identitaire n’en fournit pas toute la sève, même si elle revient constamment sur sa table d’écrivain.  » C’est une très grande richesse d’arriver dans une littérature en venant d’ailleurs. Et en même temps, c’est très étrange, en tant qu’immigré, on attend toujours de vous que vous vous expliquiez sur le sujet, que vous en veniez à avouer une profonde crise identitaire. Un des commentaires les plus étranges que les gens me font à propos de mon livre, c’est: « Pourquoi découvre-t-on que le narrateur est Noir seulement à la page 30…? » Comment leur expliquer que je ne me réveille pas tous les jours en me disant: « Ah oui, c’est vrai, je suis Noir »? Ça ne se passe pas comme ça. On n’a pas besoin de constamment s’appuyer sur ces repères ethniques ou identitaires. Quand on centre son écriture sur ce type d’identité, on fausse les choses. On risque de se perdre dans l’exotisme de l’immigré. Je n’ai appris l’anglais qu’à 6 ans, mais peu importe. Le violon a été inventé en Italie, et pourtant c’est sans doute Beethoven qui a le mieux composé pour cet instrument. »

Urbaine sismographie

Ville assiégée, cité ouverte sur le monde, New York rappelle son vertige à chacune des pages, déroule ses trottoirs sous la méditation identitaire pénétrante de Julius, ancre ses digressions intellectuelles sur Mahler ou Roland Barthes. Sorte de sismographe urbain, Julius est cet esprit tout entier fondu dans un grand £il qui s’attarde sur les signaux contradictoires de la mégapole, inattendu détour de quelques jours par Bruxelles compris.  » Ce qui est excitant, c’est d’essayer de capturer cette exagération, cette prolifération, cette saturation de la ville. En donner une représentation psychologique, faire ressortir l’harmonie propre de la ville. Les visions que je donne des deux villes dans mon livre sont super sombres, et pourtant elles ont beaucoup touché les gens.Je crois qu’il y a quelque chose en nous qui aime voir notre monde dépeint par un observateur sensible. » Question de sensibilité encore, Teju Cole déploie dans Open City une vraie attention aux strates, aux grappes, aux manières contemporaines d’être ensemble.  » Julius arpente la nuit de Harlem, dans laquelle il n’y a pas de Blancs. Et quand il va à Carnegie Hall, il est le seul Noir dans la salle. Les gens finissent toujours par s’agréger dans des groupes. Parfois c’est du racisme, parfois c’est juste plus confortable. New York est une métropole de plus de 8 millions d’habitants qui vit constamment au rythme de la ségrégation. Parce que l’un des moyens qu’on a trouvés pour vivre ensemble est d’ériger des distances artificielles de races, de revenus. Parfois on vit malheureux ensemble parce que c’est aussi la seule manière de vivre ensemble. Parce que, bien souvent, la seule alternative est de ne pas vivre du tout. » De là à évoquer la tentation du suicide qui infuse le roman, il n’y a qu’un pas, franchi avec beaucoup de silence et de gravité.  » C’est effectivement une question qui hante le livre et qui me hante personnellement: pourquoi ne pas choisir sa propre sortie? D’une certaine façon très distante, le suicide qui plane sur le livre est aussi celui des terroristes du 9/11. Parce que bien sûr, on peut envisager le suicide comme une liberté qu’on a, ce pouvoir de reprendre notre propre vie. Mais il y a aussi cette idée du suicide comme méthode de guerre, une manière de crier contre le monde qui ne vous écoute pas, et de détruire les autres avec vous. Il y a beaucoup de niveaux dans cette idée… (silence). En fait, mon livre est profondément sous l’influence de cette pensée: je fais le choix de vivre parce que je ne fais pas celui de mourir. » Teju Cole ou le néo-existentialisme.

RENCONTRE YSALINE PARISIS À PARIS

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content