DOUZE NOUVELLES ÂPRES ET DÉSENCHANTÉES QUI TRANCHENT DANS LE LARD D’UNE AMÉRIQUE RURALE RONGÉE PAR LA VIOLENCE ET LA MISÈRE MORALE. BRILLANT.

Incandescences

DE RON RASH, ÉDITIONS DU SEUIL, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ETATS-UNIS) PAR ISABELLE REINHAREZ, 208 PAGES.

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Ron Rash est un ensorceleur. De la banalité la plus crasse il tire des fables amères et vénéneuses qui en disent long sur l’humanité, ses failles, ses faiblesses, sa fragilité. Loin de la sophistication des villes grouillantes et tentaculaires, son terrain de chasse s’enracine dans les coins perdus de l’Amérique, celle des chemins rocailleux, des mobile homes, des repères de rednecks, là où l’Homme est travaillé par ses démons comme par une nature qui est autant un allié qu’un ennemi supplémentaire. Et singulièrement cette Caroline du Sud qui l’a vu naître et où il vit toujours, siège de ces grandioses Appalaches qui servaient déjà de décor à son inoubliable roman Serena. Un environnement ingrat et splendide qui y jouait le rôle de matrice pour une nature humaine se montrant sous son pire jour à travers les manoeuvres et agissements d’un couple de propriétaires odieux avec ses employés et tentant par tous les moyens d’empêcher l’aménagement d’un parc national sur les terres et forêts qu’ils exploitent. Cette sauvagerie sourde tapisse également les douze nouvelles de ce recueil qui laboure la terre grasse et collante des actions individuelles de quelques âmes déboussolées soucieuses de sauver leur dignité face aux fléaux qui gangrènent leur existence: la drogue, la pauvreté, voire cette modernité qui s’assoit sur les traditions et les superstitions qui coulent pourtant dans leurs veines. Un combat dont ils paient le prix, celui de la culpabilité, car même quand ils s’en sortent indemnes, c’est avec de grosses ecchymoses sur la conscience.

L’Amérique à vif

Ainsi de cette jeune mère dont le mari combat du côté de l’Union et qui est obligée de commettre l’irréparable pour éviter qu’un confédéré ne lui vole le cheval de trait qui assure sa survie. Ou de ce pauvre gars qui accepte un plan foireux (déterrer des cadavres de la Guerre de Sécession pour les détrousser) histoire de payer les frais d’hôpital de sa mère. De mauvaises actions pour de bonnes intentions… Un fil rouge qui relie toutes ces tranches de vie cabossées et vulnérables conjuguées au passé comme au présent, et qui conduit l’humanité tout entière dans une sorte d’impasse morale.

Qu’il s’attarde sur les remords d’un jeune soldat de retour du front ou qu’il épouse l’imagination tragique d’un enfant fuyant la réalité de parents toxicos, Ron Rash excelle à mettre en pièces la bannière du rêve américain. Une opération vérité d’où sourd une mélancolie teintée de fantastique et de noirceur poétique et sur laquelle planent les ombres tutélaires de quelques grands noms de la littérature locale: un peu de Raymond Carver pour le minimalisme sans esbroufe, un peu de William Faulkner pour la ruralité, la cruauté et la folie, un peu de Jim Harrison pour les descriptions au cordeau de cette nature prêtresse. Et même un peu des frères Coen pour l’humour du désespoir qui jaillit ici et là de la roche. Comme avec ce joueur de country qui décrit sa soirée dans un bouge où les épaves humaines ne lui prêtent qu’une demi-oreille sauf quand il entonne Free Bird, grâce peut-être à « une aspiration pour le genre de liberté à laquelle font allusion les paroles de Van Zant, une reconnaissance du besoin qu’ont les hommes de déposer leur fardeau. Et peut-être, pendant quelques instants, d’être suffisamment reliés à la musique et aux paroles pour se sentir débarrassés de leurs chaînes, libres et en vol« .

LAURENT RAPHAËL

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