Monstres et Cie

Ludovic Debeurme interroge notre époque dans une saga d’anticipation freak farcie de réflexions humanistes. savoureux et détonnant.

Epiphania

De Ludovic Debeurme, éditions Casterman, 104 pages.

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On découvre la nouvelle série de Ludovic Debeurme alors qu’Irma est en train de mettre en pièces les Caraïbes. Drôle de coïncidence: le point de départ du premier volet de cette trilogie du plus Américain des dessinateurs français est justement un cataclysme météo. Une porosité fiction-réel qui provoque une sensation étrange, comme si le scénario de papier se déployait en temps réel… Ici c’est un tsunami dévastateur qui balaie en pleine nuit une côte et ses îlots. Sur l’un d’eux se trouvaient David et sa femme Jeanne, jeune couple à bout de souffle -elle veut un enfant, lui pas- venu tenter sa dernière chance avec d’autres ménages usés dans le Love Training Camp du docteur Krüpa. La Grande Vague ne leur en donnera pas l’occasion, emportant avec elle le décor de carte postale et la plupart des participants. Seuls David et le médecin-gourou en réchapperont.

Quand ils parviennent à rejoindre le littoral, c’est pour découvrir que toute la région a été placée en quarantaine car de mystérieux bulbes ont fait leur apparition un peu partout dans le sillage du raz-de-marée. Les scientifiques n’ont pas d’explication. Phénomène extraterrestre? Réponse de la Terre aux agressions qu’elle subit depuis des siècles? Après quelques semaines, des yeux apparaissent sous les petits crânes, faisant grimper l’inquiétude. Pris de panique, David décide de se débarrasser du spécimen qui pousse dans son jardin, mais n’y arrive pas, attendri par le regard suppliant du petit intrus. Comme pour se racheter du fils qu’il n’a pas voulu, il décide d’adopter cet « Epiphanian », un terme biblique utilisé pour qualifier cette espèce hybride mi-humaine mi-animale.

Effet miroir

La société s’adapte tant bien que mal à cette arrivée massive d’étrangers. Certains vivent dans des « centres d’élevage », d’autres, comme Koji, tentent de suivre une scolarité normale. Mais l’intégration n’est pas évidente. Non seulement les Mixbodies grandissent deux fois plus vite que les humains, mais ils subissent en plus l’hostilité croissante de la population « normale ». Il ne faut d’ailleurs pas longtemps pour que des milices armées affublées de masques à pointe comme ceux du Klu Klux Klan se livrent à la chasse aux Epiphanians. Au point que David et son gamin seront obligés de s’enfuir.

Sur un scénario improbable entremêlant les fils du drame psychologique, du récit d’anticipation et même du film d’horreur, Debeurme réussit l’exploit de ne pas se prendre les pieds dans le tapis narratif. Il progresse avec souplesse dans une partition à la fois crémeuse comme une fable et acide comme une satire. L’épais tissu des enjeux de société qu’il aborde par la métaphore (afflux de migrants, recrudescence du racisme et de l’intolérance…) est doublé d’une étoffe soyeuse imprimée de motifs intimistes: en vrac, la solitude contemporaine, le poids de la paternité ou la difficulté de grandir.

Cette prouesse tient autant à une mise en scène au cordeau captant les vibrations profondes des personnages qu’à une poésie graphique dont il nous avait déjà régalés dans ses opus précédents, du poignant Lucille à l’intrigant Trois fils, mais ici « emprisonnée » dans un gaufrier classique de six cases par planche. Derrière cette façade géométrique, le dessinateur confronte son univers mélancolique fragile à la dureté métallique des maux de l’époque, en assumant plus que jamais sa filiation esthétique avec la scène comics américaine (Charles Burns pour le côté freak et le climat d’étrangeté, Chester Brown ou Daniel Clowes pour le voile dépressif). Flippant et brillant.

laurent raphaël

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