TROIS ANS DURANT, THOMAS CLERC S’EST TERRÉ DANS LES 50 M2 DE SON APPARTEMENT PARISIEN. LE TEMPS DE COMPOSER INTÉRIEUR,UNE GÉNIALE EXPLORATION IMMOBILIÈRE SOUS PERFUSION LITTÉRAIRE, ET DE BRILLAMMENT RELANCER LE CONCEPT D’ÉCRIVAIN EN CHAMBRE. HOME SWEET HOME?

C’est le syndrome du livre qu’on n’attendait pas. A l’heure où la presse hexagonale s’époumone sur le retour d’un souffle engagé et d’un oxygène sociétal bienvenu au coeur d’une littérature française fossilisée par l’autofiction, Thomas Clerc débarque avec Intérieur. Un gros livre français, ambitieux et époustouflant, de 400 pages, pourtant enfermé à double tour dans les 50 m2 de l’appartement de son auteur, et entièrement dédié à ses émanations domestiques et intimes. Disons-le d’emblée, l’extraordinaire y doit moins à l’état des lieux d’un trois-pièces de type bourgeois déclassé de la rue du Faubourg-Saint-Martin -distribution parisienne forcément exiguë-, qu’à la nature insensée du projet: plans à l’appui, épuiser l’endroit de fond en comble au fil d’une cartographie répertoriant chaque objet-de chaque tiroir-de chaque meuble-de chaque pièce. Et en faire un manifeste curieux et fascinant, véritable tour de force de plasticité stylistique et d’aisance conceptuelle.

« Je suis très attentif aux espaces, à la beauté des choses, à la couleur d’un mur. Vous pouvez donc imaginer combien je souffre dans cet environnement (sourire). » En ce mardi d’octobre, au nord-ouest de Paris, la lumière d’automne accroche une suite de bâtiments à la laideur moderne, enfilade type néo-louvaniste de béton universitaire sans âme. Pantalon rose sous veston bleu et fine moustache, on cueille Thomas Clerc au sortir d’un méchant repas au restaurant universitaire de Nanterre, Paris X. Clerc est y professeur de lettres -« là, je fais un cours sur Nathalie Sarraute, et un autre sur la théorie littéraire. J’essaie d’être le prof que j’aurais aimé avoir. D’être ouvert sur le monde. Parce qu’il n’y a rien de pire que d’enseigner la littérature comme si elle était morte. » Deux jours de cours par semaine, auxquels il faut ajouter la tenue hebdomadaire d’une chronique cinglante sur France Culture (dans Le Rendez-vous de Laurent Goumarre). Le reste du temps, Thomas Clerc est écrivain. Et casanier. De ceux qui affichent un vrai plaisir à habiter. Alors forcément, à force de s’encabaner dans ses quatre murs, l’idée de décrire l’endroit où il vit a fini par le gagner. « Je suis attaché au fait d’être chez moi, et au fait d’être bien chez moi. Je me définis comme un matérialiste, comme quelqu’un qui n’a pas de mépris pour les choses matérielles. La notion de confort est une assez belle idée, mais c’est une idée qui est mal vue, diabolisée, parce que idéologiquement, on considère que la propriété est une notion petit bourgeois, voire une spoliation d’autrui. Selon moi, c’est un bonheur légitime, et je ne vois pas pourquoi j’en aurais honte. »

Souvent associé à l’endormissement, voire au conservatisme, le confort n’a pourtant jamais empêché la réflexion. Bien au contraire. « J’en reviens toujours au livre de Virginia Woolf, Une chambre à soi. Un très beau texte dans lequel Woolf démontre que la condition de la création, de la mise à l’écriture, pour les femmes de son époque, c’est de posséder un espace à soi, une chambre qu’il leur soit possible de fermer à clé. Quiconque ne possède pas d’espace devient fou. » La thèse de Clerc, donc: en tout écrivain sommeilleraient un petit bourgeois, un être attaché à ses objets, et un poète qui puisse leur redonner une dignité littéraire. « Les écrivains parlent très peu de l’endroit dans lequel ils vivent, on ne sait rien de cela. Ils refoulent leur côté matérialiste pour viser les hauteurs. Or, je pense qu’un homme, c’est un composé, c’est le salon mais c’est aussi les toilettes, c’est la bibliothèque, mais aussi le tapis de sol dans la salle de bains. Les mots et les choses, en somme. Je pense qu’on est écrivain quand on aime les deux. »

L’effort du col roulé

A la frontière de l’art et de la bourgeoisie, le chez soi de Clerc est en tout cas une extension de sa vie. Intérieur le montre bien, qui, d’état des lieux, se mue en autoportrait indirect de son propriétaire. Où l’on apprend que Thomas Clerc loge au deuxième étage. Tient le carrelage de sa cuisine pour l’une des plus belles « réalisations décoratives » de son appartement. Constitue, à côté de sa bibliothèque officielle, une « bibliothèque de navets« . Fait brûler une bougie de désenvoûteuse guyanaise pour exorciser ses oublis. A longtemps préféré la marque de lessive Ariel. Cache une poupée Freud dans son armoire à slips. Trouve ses vêtements trop grands et son appartement trop petit. Aime Pessoa et les Sex Pistols. Possède un briquet rouge interchangeable qui lui permet d’effectuer une performance nommée « le Serge Gainsbourg du pauvre » dont il ne dira rien. En ressort le portrait d’un individu étrange et drolatique, dandy baroque et prosaïque. « Bien sûr, c’est moi, mais moi qui joue à être moi. Un écrivain est toujours en partie un acteur. Stendhal dit de très belles choses là-dessus: quand on écrit, on est obligatoirement le personnage de soi-même. J’aime l’idée d’exposer mon appartement, j’invite le lecteur à entrer chez moi, je lui montre tout, très méticuleusement. Et en même temps, selon moi il n’est pas possible qu’il en sorte avec l’impression d’en avoir fini avec moi. Il ne s’agit pas de tout déballer, et pas non plus de ne rien dire comme si je vivais dans un appartement vide. Je pense plutôt à la manière dont une caméra saisit les choses. Une caméra, c’est voyeur mais « surfaciste ». »

Manies, tics, jeux de mots, fulgurances stylistiques, fausses chutes, humour et élucubrations ontologiques: écrivain plastique, Thomas Clerc pratique les ruptures de tons et les changements de registres comme remèdes à l’ennui. L’occasion d’élaborer des pseudo-théories fantasques impeccables, et désarmantes d’étrangeté. « C’est ce que j’ai découvert dans le bouquin, et qui m’a enchanté: toutes les problématiques matérielles sont des problématiques littéraires latentes. Par exemple, un jour je me suis demandé pourquoi j’aimais les cols roulés tout en étant obligé de constater que ça me demandait toujours un effort de les enfiler. Ce type de pull est très moulant, très près du corps, ce que je trouve beau, esthétiquement, mais ce qui en même temps me coûte, justement parce qu’il contraint la chair. Et ça, c’est exactement la littérature: une forme à laquelle se soumettre pour parvenir au beau… » L’occasion aussi, loin de la seule apologie béate de la matière et de la décoration qu’on aurait pu craindre, de conduire une autre veine, souterraine, polardeuse et glauque -la maison, c’est aussi presque par définition l’inquiétante étrangeté. « J’aime prendre en compte les aspects médiocres et déplaisants de la vie domestique: la tache sur le mur, l’usure du sol, le voisin qui vous nuit, l’appareil qui ne fonctionne pas. J’aime l’idée que la maison puisse aussi être légèrement inquiétante. Un peu dans le ton de La Chute de la maison Usher d’Edgar Allan Poe: la maison un peu déglinguée, chargée, traversée par des fantômes, des spectres. »

Marcel Proust vivant en reclus dans une chambre entièrement tapissée de liège. Emily Dickinson passant les derniers mois de son existence dans une garde-robe, cachée sous une pile de linge sale. Salinger terré les 30 dernières années de sa vie dans sa tanière du New Hampshire. La tentation du repli, les écrivains connaissent, forcément. En s’enfermant trois ans durant dans l’espace même qui faisait l’objet de son livre, en faisant le pari de ne rien jeter ou ajouter à son lieu de vie pendant ce laps de temps, Thomas Clerc a évidemment joué avec le feu. Mais s’est sans cesse ménagé des portes de sortie. « Le premier mouvement a été un mouvement de retraite solitaire, une façon de se séparer du monde. Mais le monde revient de lui-même tout le temps. Je suis parti d’objets, et je les ai ouverts à l’Histoire, à la sociologie, à la psychologie, aux souvenirs d’enfance. Un objet n’est jamais un; il est toujours pénétré par différentes instances du dehors. Le livre s’appelle Intérieur mais il est en relation permanente avec l’extérieur.  »

Tout le contraire d’une claustration. Symptomatique: depuis la publication d’Intérieur, l’écrivain en chambre cherche d’ailleurs à déménager. « J’en ai assez d’être chez moi. J’ai littéralement épuisé mon appartement, si l’on veut. Il m’est trop présent maintenant. C’est une bonne chose pour moi: j’aime l’idée que la littérature a un côté presque utile, que l’écriture puisse me transformer, et produise un changement dans ma vie. En l’occurrence, qu’elle me pousse à partir conquérir de nouveaux espaces. Et peut-être réécrire le même livre dans quinze ans, dans une autre maison. » La littérature, ce sacerdoce.

INTÉRIEUR, DE THOMAS CLERC, ÉDITIONS DE L’ARBALÈTE, GALLIMARD, 400 PAGES.

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RENCONTRE Ysaline Parisis, À Paris

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